C'est un document identique au carnet marron avec lequel voyagent tous les Français. Mais sa couverture est bleue, et ornée d'un adjectif supplémentaire : le passeport "diplomatique" est depuis jeudi au cœur d'un nouvel épisode de l'affaire Benalla : l'ancien collaborateur d'Emmanuel Macron, mis en examen pour des violences commises le 1er mai à Paris, en détenait deux et a continué à les utiliser après sa mise à pied de l'Elysée, pour entrer dans différents pays africains ainsi qu'en Israël. La révélation, signée Mediapart et Le Monde, soulève plusieurs questions.
À qui est-il attribué ?
La liste des personnes à qui peut être délivré un passeport diplomatique est précisée dans un arrêté du 11 février 2009. Elle concerne d'abord le personnel diplomatique et consulaire, c'est-à-dire les ambassadeurs et les conseillers des affaires étrangères, mais aussi d'autres fonctions moins visibles, comme les secrétaires de chancellerie. Les personnages politiques de premier plan s'en voient également attribuer un pour la durée de leurs fonctions : c'est le cas du président de la République, du Premier ministre, des présidents des deux assemblées et des membres du gouvernement. L'arrêté précise enfin que les "titulaires d'une mission gouvernementale diplomatique" peuvent bénéficier dudit passeport "à titre exceptionnel", "lorsque l'importance de cette mission est jugée suffisante par le ministre des Affaires étrangères".
Alexandre Benalla ne semble entrer dans aucune de ces catégories. "Les passeports diplomatiques sont délivrés et renouvelés de manière automatique à l'ensemble des personnels qui peuvent être appelés à se déplacer à l'étranger, pour accompagner le président de la République", s'était défendu le principal intéressé devant le Sénat, en septembre. Mais selon Valeurs actuelles, qui révélait dès le mois d'août que l'ancien collaborateur de l'Elysée avait été en possession de ce document, "aucun membre du groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR)" n'a par exemple droit à ce privilège.
À quoi donne-t-il droit ?
"Ces titres ne sont pas des passe-droits et n'offrent aucune immunité", s'est encore justifié Alexandre Benalla, toujours devant le Sénat. De fait, selon l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), le passeport diplomatique est un "document de voyage" qui "facilite les conditions de déplacement de (son) titulaire pour se rendre dans certain pays et exercer (sa) mission". Jeudi, le compte Twitter du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères a à nouveau précisé que le passeport diplomatique ne conférait à son titulaire aucune immunité, que ce dernier se trouve sur le territoire français ou étranger".
Le passeport diplomatique est un titre de voyage, visant à faciliter les déplacements de son titulaire, dans le cadre de ses fonctions officielles. Il ne confère à son titulaire aucune immunité, que ce dernier se trouve sur le territoire français ou à l’étranger. pic.twitter.com/aOzQFkWCsm
— France Diplomatie (@francediplo) 27 décembre 2018
Mais le précieux document comporte "une phrase solennelle du ministère des Affaires étrangères, qui prie les autorités des pays alliés de la France de laisser passer librement le titulaire du passeport et de lui donner aide et protection", rappelle le journaliste de Mediapart Antton Rouget, interrogé par BFMTV.
En pratique, le passeport dispense son utilisateur de visa pour la plupart des pays. "Il ne peut être utilisé qu'aux fins pour lesquelles il est délivré", précise l'ANTS : pour un voyage "hors fonctions", à titre personnel ou extra-professionnel, c'est l'usage du passeport "classique" du porteur, toujours valide, qui est prévu par la loi.
Combien de temps peut-on le conserver ?
Selon l'ANTS, le passeport diplomatique est délivré "pour une durée maximale de dix ans", comme le passeport "classique". "Il est restitué au ministère des Affaires étrangères à l'expiration de sa validité ou dès lors que son utilisation n'est plus justifiée", précise l'agence. Dans le cas d'Alexandre Benalla, la question du timing pose particulièrement question : selon le ministère, le collaborateur de l'Elysée possédait deux passeports : l'un émis le 20 septembre 2017 et l'autre le 24 mai 2018, soit deux semaines après les violences du 1er mai et la mise à pied du collaborateur. Après l'éclatement de l'affaire et le licenciement d'Alexandre Benalla, une lettre recommandée lui a été adressée pour lui demander de "restituer" les documents, toujours d'après le ministère. "Cette lettre a été retirée le 6 août, par une personne munie d'un pouvoir de Monsieur Benalla. En outre, celui-ci s'était engagé par écrit le 23 mai 2018 à restituer ces documents à la fin des fonctions qui en justifiaient l'attribution", ajoute un communiqué diffusé jeudi.
Selon l'exécutif, c'est donc de son propre chef qu'Alexandre Benalla a pris la décision de ne pas rendre ses passeports, mais aussi de continuer à les utiliser. "Monsieur Benalla n'a, depuis son licenciement, plus aucune mission de quelque nature que ce soit pour le compte de l'Etat justifiant de l'utilisation de ces titres", a affirmé l'Elysée vendredi, répétant ne disposer "d'aucune information remontée par les services de l'Etat concernés" sur ces faits. Le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères indique d'ailleurs examiner "les suites à donner" à cet emploi frauduleux, "y compris judiciaires".
Que risque Alexandre Benalla ?
Une quatrième question se pose dans ce nouveau volet de l'affaire Benalla : le proche d'Emmanuel Macron a-t-il menti sous serment, en septembre devant la commission d'enquête du Sénat ? Interrogé sur ses passeports après la révélation de leur existence par Valeurs actuelles, Alexandre Benalla avait répondu : "ils sont au bureau que j'occupais à l'Elysée, donc je pense que l'Elysée a dû s'en occuper." Les a-t-il récupérés après cette affirmation, ou conservés après son licenciement ? Selon son entourage, l'ancien employé a "récupéré" ces passeports "début octobre". S'il s'avérait qu'il avait menti, le collaborateur risquerait une condamnation pénale, pouvant aller jusqu'à 5 ans de prison et 75.000 euros d'amende. Théorique, la sanction n'a été que rarement appliquée. Seul le pneumologue Michel Aubier, qui avait menti dans les mêmes conditions sur ses relations avec le groupe Total, a déjà été condamné dans une affaire similaire. En 2017, il a écopé de six mois de prison avec sursis et 50.000 euros d'amende.
Reste à savoir comment s'organiseront d'éventuelles poursuites. Au sein-même de la majorité, le député LREM Bruno Questel a indiqué son souhait de voir ouvrir "une enquête administrative du ministère des Affaires étrangères". De son côté, la présidence a demandé des comptes à l'ancien chargé de mission de l'Elysée, sommé de s'expliquer sur ses "éventuelles missions personnelles et privées" menées "comme consultant", y compris quand il était encore en fonction. Vendredi, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a indiqué avoir saisi le procureur de la République "sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale", qui enjoint tout représentant des autorités de le faire s'il a connaissance d'un crime ou d'un délit.