Ils ne votent pas ou très peu, avec un bulletin choisi sans enthousiasme. Ils ne connaissent d’ailleurs qu’une partie des candidats à l’élection présidentielle, souvent découverts "à la télé, pour voir". Et quand aucun scrutin n’est au programme, la donne est encore plus simple : la politique ne les intéresse tout simplement pas. Eux, ce sont les "Prafistes", comme l’a identifié Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, dans un récent livre* sur ces quelque 30% des Français concernés, autant que l’abstention pressentie pour cette élection présidentielle. Praf, pour "plus rien à faire", quand la politique déçoit les citoyens, maillons essentiels de toute démocratie. Mais ce Praf peut aussi correspondre à un "plus rien à foutre" : dans ce cas, le désintéressement devient total et permanent vis-à-vis de la politique.
Les promesses "trahies". Comment expliquer ce fléau ? Il y a d’abord les engagements abandonnés. "Je ne crois plus aux promesses. François Hollande m’a trahi", lâche d’emblée Gilles, 67 ans, pourtant encarté au Parti socialiste mais en retrait depuis que les politiques "n’écoutent plus les électeurs". Le sentiment de ne plus compter pour les élus de la République a notamment envahi les habitants des zones rurales. Comme Guillaume, 25 ans, jeune actif d’une petite commune du Finistère : "Loin des grands bassins de population, on n’est pas forcément touchés par les réformes. Vu que l’État est loin, on a tendance à moins s’intéresser à la politique."
" Cette campagne présidentielle, c'est un théâtre de Guignol "
Le "penchant crapuleux" des politiques. Mais les "Prafistes" viennent de tous les milieux, des couches populaires comme des classes moyennes. Et entretiennent une défiance profonde vis-à-vis de la politique, qui a parfois une influence sur la vie familiale : "Quand mon fils a réussi le concours de Sciences Po, il y a cinq ans, je n’étais pas fière du tout d’un point de vue personnel car je pensais qu’il allait se diriger vers la politique. Heureusement qu’il a bifurqué vers la communication", se rappelle Anne-Marie, 56 ans. Et s’il avait fait carrière en politique ? "Le penchant crapuleux, ils l’ont tous et mon fils l’aurait inévitablement acquis", raconte cette "écœurée" de la politique depuis quinze ans.
Un sentiment qu’elle éprouve depuis ce soir de mars 2001, quand elle participe au dépouillement du second tour des municipales dans une ville du Tarn. Elle est alors entraînée par les amis du candidat vainqueur, de droite comme elle, pour fêter son élection. Elle en garde aujourd’hui un souvenir mitigé : "Le voir avec sa cour, entouré de ses soutiens qui tournaient autour de lui… Je ne me suis pas senti à ma place, ça m’a dégoutée", raconte-t-elle, évoquant également le personnage "pourri" de Nicolas Sarkozy pour justifier son éloignement de la politique. Depuis, la campagne présidentielle actuelle et la politique en général sont pour elle un "théâtre de Guignol".
Le spectre des affaires. L’importance prise par les affaires dans cette élection n’arrange rien, éloignant un peu plus les "Prafistes" du chemin des isoloirs. "Il y a tellement de scandales et d’affaires que ça devient difficile de croire qu’il peut y en avoir un dans le lot qui soit honnête", déplore Estelle, 25 ans, qui penchait plutôt pour le Parti socialiste avant que l’affaire DSK, survenue en mai 2011, ne représente pour elle un déclic. Elle considère en tout cas qu’ils sont "pourris jusqu’à la moelle. Avant, on pouvait encore penser qu’il y en avait des bons, même si on se doutait que tout n’était pas clair. Maintenant que les affaires sont révélées, ce n’est pas possible de faire comme si ça n’a jamais existé. Et il y a sûrement des gens honnêtes en France, mais ils le sont peut-être trop pour gagner."
" Regardez l'Assemblée nationale, on dirait une cour de récréation ! "
Ce soupçon généralisé contribue à affaiblir des formations politiques moins représentatives que jamais. "Le système des partis est dépassé. Regardez l’Assemblée nationale, on dirait une cour de récréation ! Il faudrait raisonner davantage par logique que par esprit partisan", avance Alexandre, 31 ans, qui n’a jamais demandé sa carte d’électeur car "ça a mal tourné en politique ces dernières années", évoque-t-il. Mais ne dîtes pas à ce chef d’entreprise qu’il n’y connaît rien à la politique, lui rétorque qu’il ne s’informe pas moins que les autres : "J’essaye de croiser toutes les informations, avec notamment les alertes sur mon smartphone."
"Bonnet blanc et blanc-bonnet". Cette France de la Praf-attitude, c’est aussi celle de la méfiance envers les médias traditionnels. "Avant, je ne regardais pas autre-chose que ce que l’on me proposait. Mais avec Internet, j’ai un avis plus critique. Je ne crois plus aux informations à la télévision car les journalistes ne peuvent pas aller contre l’éthique des propriétaires de leurs chaînes", estime Liliane, 60 ans, vaguement tentée par l’UPR de François Asselineau. "Désabusée", cette Lyonnaise "n’a jamais vraiment réfléchi à la politique" et se dit certaine que la personne élue le 7 mai "ne redressera rien" car, pour elle, c’est "bonnet blanc et blanc-bonnet". Un "tous pareils" qui rejoint le "tous pourris" ambiant.
La piste du vote blanc. Alexandre fait le même constat et affirme que choisir le président de la République revêt un intérêt minime : "L’élection présidentielle, cela revient simplement à choisir la photo qu’on va mettre au sommet d’un organigramme." Tous le confient : quand certains passent des heures à s’interroger et débattre sur les programmes des candidats, eux n’y prêtent qu’une attention limitée et se mettent volontiers en marge. Sont-ils désespérés de la politique ? Si une partie d’entre eux aimeraient s’impliquer davantage dans des processus de décision plus proches d’eux, une autre solution revient souvent dans leur bouche. "Ce serait fantastique si 95% des votes étaient blancs, ils auraient la trouille", imagine Liliane, qui rêve d’une classe politique renversée si le vote blanc était reconnu. En attendant, elle soupire : "La politique n’est plus belle aujourd’hui. Mais je ne sais pas si elle l’a déjà été un jour."
*Brice Teinturier, "Plus rien à faire, plus rien à foutre". La vraie crise de la démocratie (Robert Laffont)