Dans le bras de fer qui oppose les cheminots et le gouvernement, aucun élément n'est à négliger. Les deux camps pèsent leurs mots, chacun soigne sa communication autant que ses actions. L'enjeu étant de remporter la bataille de l'opinion. Celle qui pourrait bien aider à gagner la guerre du ferroviaire. Entre une majorité présidentielle confiante et une opposition qui sent venir l'heure du printemps social, c'est bel et bien l'opinion qui risque de faire pencher la balance.
"Je ne sens pas un mouvement d'ampleur". Après une première manifestation de toute la fonction publique le 22 mars et deux jours de grève de la SNCF cette semaine, qui en précèdent beaucoup d'autres, pro et anti-réformes campent solidement sur leur position. Du côté de la majorité, pas question de se laisser impressionner. "Je ne sens pas un mouvement d'ampleur sur la SNCF", assure un député de la majorité, qui ne croit pas à un bégaiement de l'Histoire, 23 ans après les grandes grèves qui ont fini par avoir la peau du gouvernement Juppé. "Nous ne sommes pas en 1995. À l'époque, on avait vu les syndicats se coaliser très vite. Là, il n'y a pas peut-être pas la volonté de faire grève dans la durée. Les cheminots savent au fond que la réforme est nécessaire." La députée LREM Elise Fajgeles qui, "non", ne croit pas non plus à un embrasement de la grogne sociale, note par ailleurs que "depuis 1995, la situation de la SNCF s'est quand même dégradée".
"Il ne faut pas grand-chose pour que ça brûle". Logiquement, le discours de l'opposition est aux antipodes de celui de la majorité. Jean-Luc Mélenchon, leader de la France Insoumise, est ainsi persuadé que les grèves contre la réforme de la SNCF sont "le commencement d'un bras de fer social comme le pays en a peu connu." "Le climat est en train de changer", confirmait Jean-Claude Mailly, leader de FO, à l'AFP mardi. "L'herbe est sèche, donc il ne faut pas grand-chose pour que ça brûle." Olivier Besancenot, du Nouveau parti anticapitaliste, use quant à lui de la métaphore culinaire. "Plus on sera nombreux et plus on gagnera vite. Depuis quelques jours, on sent que la mayonnaise est en train de monter."
" L'histoire des mouvements sociaux a montré qu'on ne sait jamais quand ça part. L'embrasement est une possibilité. "
La majorité des Français jugent la grève injustifiée... Et la bonne montée de cette "mayonnaise" tient aussi, chaque camp en est bien conscient, à l'opinion publique. Si les Français se rallient majoritairement au mouvement de grève, le gouvernement devra reculer. Si, au contraire, le sentiment général est celui d'un agacement face au blocage, alors les anti-réformes risquent de s'enferrer. Pour l'instant, la majorité est persuadée d'avoir l'opinion avec elle. "Il y a une réelle volonté d'avancer de la part d'une partie du pays", analyse le député LREM Pacôme Rupin. Dans un sondage publié jeudi matin, l'Ifop note que 54% des Français trouvent le mouvement de grève "injustifié".
"La haine des privilèges des cheminots est un fantasme". Mais ce chiffre a baissé de 4 points par rapport à la mi-mars. Une autre étude, menée par l'institut Elabe, montre également une progression de six points en faveur de la grève : 38% des sondés y étaient favorablement disposés fin mars, contre 44% aujourd'hui. "Je reste très vigilant", glisse Pacôme Rupin. "L'histoire des mouvements sociaux a montré qu'on ne sait jamais quand ça part. Les ordonnances [de réforme du code du travail] arrivaient juste après l'élection, c'était dans le programme et la légitimité d'Emmanuel Macron était plus forte. Là, l'embrasement est une possibilité. D'autant qu'il y a aussi la volonté des opposants de remporter une première manche." Pour Emmanuel Maurel, eurodéputé socialiste représentant de l'aile gauche du PS, Emmanuel Macron fait une erreur avec sa politique en général, et cette réforme en particulier. "Il méconnaît l'aspiration française à l'égalité. Même la droite française est, au fond, moins libérale qu'on le pense. Quant à la haine des privilèges des cheminots, c'est un fantasme d'éditorialistes."
Bataille rangée en ligne. Un fantasme que, sur Internet, les anti-réformes s'évertuent à déconstruire. Sur les réseaux sociaux, ils appellent depuis plusieurs jours à soutenir les grévistes. Le hashtag #JeSoutiensLaGrèveDesCheminots a ainsi été popularisé sur Twitter ce week-end. Par ailleurs, une véritable communauté s'est mise en place pour partager les sondages mis en ligne par plusieurs médias et encourager les opposants à la réforme de la SNCF à y participer. Ces QCM n'ont évidemment aucune valeur scientifique, mais ils sont souvent brandis par un camp ou l'autre pour s'arroger la victoire de la bataille de l'opinion.
Une opinion polarisée. Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l'Ifop, préfère se concentrer sur le sondage de son institut. Et remet les résultats en perspective. Car "46% des Français qui trouvent la grève justifiée, cela reste très bas", rappelle le sondeur. "Pendant les manifestations contre la loi Travail, en 2017, on était plutôt autour de 70%." En outre, l'opinion "a tendance à se polariser", souligne Frédéric Dabi. "Les gens de gauche, proches de la France Insoumise, sont de plus en plus favorables à la grève. De l'autre côté, il y a une alliance de circonstances, une convergence des vues, entre les sympathisants Républicains et les marcheurs, qui la soutiennent de moins en moins."
Le talon d'Achille du mouvement social. L'opinion, divisée et polarisée, se rejoint néanmoins sur un point : 74% des personnes interrogées par l'Ifop s'accordent sur le fait que le gouvernement ira jusqu'au bout de sa réforme, quand bien même elles ne le souhaitent pas. "Cela reste stable et ce pourrait bien être le talon d'Achille du mouvement social", estime Frédéric Dabi. Par ailleurs, le directeur adjoint de l'Ifop n'observe pas, pour le moment du moins, de cristallisation des mécontentements. "Il y a une juxtaposition plus qu'une contagion. Par exemple, les retraités, qui sont pourtant très énervés par la hausse de la CSG, sont parmi les plus opposés à la grève de la SNCF", explique-t-il. "Le schéma de 1995 ne se reproduit donc pas."
"Prévoir la météo sociale, c'est impossible". Reste qu'il ne s'agit que du début de la grève, qui reprendra samedi soir. Et qu'il serait bien imprudent de se lancer dans un concours de pronostics. Edouard Philippe a d'ores et déjà dit jeudi matin, sur France Inter, qu'il ne "redoutait pas ce genre de retournement" de l'opinion. "Je sais que les perceptions des mouvements sociaux peuvent fluctuer", a-t-il souligné. Mais "ceux qui se risquent à la météo sociale, je leur souhaite bien du courage", a lancé Jean-Claude Mailly auprès de l'AFP. "Prévoir la météo sociale, c'est impossible." D'autant que, dans le cas de la SNCF, le format de la grève "perlée" est inédit. Comme le rappelle Frédéric Dabi, "l'usure peut faire pencher la balance d'un côté comme de l'autre".