Un groupe industriel français a-t-il soutenu financièrement la formation djihadiste Etat islamique (EI), à l'origine de la plupart des attentats perpétrés en Europe depuis janvier 2015 ? Depuis le 9 juin, l'étude de la question a officiellement été confiée à trois juges après l'ouverture d'une information judiciaire, a-t-on appris mardi. Deux magistrats du pôle financier et un instructeur du pôle antiterroriste examineront les chefs de "mise en danger de la vie d'autrui" et "financement d'entreprise terroriste", et devront déterminer la nature des relations entre le cimentier LafargeHolcim et plusieurs groupes armés syriens, dont l'EI. Europe1.fr fait le point sur ce dossier.
- Comment la polémique est-elle née ?
Les premières révélations sur les activités syriennes de Lafarge remontent au mois de juin 2016, dans les colonnes du Monde. Le quotidien mettait alors en lumière de "troubles arrangements" entre Lafarge Cemet Syrie (LCS), branche syrienne du groupe, et l'EI entre 2013 et 2014, période à laquelle l'organisation djihadiste se développait dans la région. "Inaugurée en 2010, la cimenterie de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, était le fleuron du cimentier français au Proche-Orient", affirmait le quotidien. "Mais l'année suivante, la guerre civile a éclaté. La direction de l'usine a cherché à la faire fonctionner le plus longtemps possible dans un environnement dangereux et instable." La cimenterie aurait ainsi "payé des taxes à l'organisation Etat islamique afin de continuer à fonctionner pendant la guerre".
- Que reproche-t-on exactement à Lafarge ?
Un an plus tard, les accusations visant le groupe et examinées par la justice se sont affinées. En septembre, le ministère français de l'Économie a déposé plainte, déclenchant l'ouverture d'une enquête préliminaire par le parquet de Paris. Plusieurs responsables et cadres du groupe ont été auditionnés. En novembre l'association anticorruption Sherpa, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'Homme (ECCHR) et onze anciens employés de la cimenterie ont déposé plainte avec constitution de partie civile pour "financement du terrorisme", mais aussi pour "complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité", des chefs non retenus par le parquet à ce stade.
Alors que plusieurs entreprises françaises et européennes présentes en Syrie mettaient fin à leurs activités dans le pays entre 2011 et 2013, LCS "restait déterminée à maintenir sa production malgré l'intensification des affrontements", notent les associations dans leur plainte. Pour atteindre cet objectif, la filiale aurait fait "pression sur ses employés", les menaçant de licenciement ou de suspension de salaires s'ils ne se rendaient pas à l'usine malgré l'insécurité des routes, et "accepté de s'entendre avec des membres de l'EI" pour organiser la circulation des marchandises et des employés contre le paiement de taxes ou l'achat de matières premières.
Les associations estiment qu'à partir d'avril 2013 "le pétrole utilisé par LCS provenait de l'organisation djihadiste". L'EI avait fini par prendre le contrôle du site en septembre 2014. Ce jour-là, d'après Le Monde, la direction n'a pas prévenu les employés de l'imminence d'un raid et les bus prévus pour les mettre à l'abri n'étaient pas sur place. Ils ont dû se sauver par leurs propres moyens.
- La maison-mère française du groupe était-elle au courant ?
Suite à ces révélations et avant de se livrer à tout commentaire, Lafarge - qui n'a fusionné avec l'entreprise suisse Holcim qu'en 2015 - a annoncé la mise en place d'une enquête interne indépendante. Celle-ci a conclu que la branche syrienne du groupe avait bien "remis des fonds à des tierces parties afin de trouver des arrangements avec un certain nombre de groupes armés, dont des tiers visés par des sanctions". Le cimentier reconnaît donc "indirectement" de mauvais agissements, mais rejette en grande partie la faute sur Lafarge Cement Syria, qui aurait commis des "erreurs de jugement significatives" en pensant agir "dans l'intérêt de l'entreprise". Une thèse peu crédible pour Marie-Laure Guislain, de l'ONG Sherpa, interrogée par Europe1.fr début mars. "La maison-mère française détenait 98,7% de cette filiale, et était à l'origine et au courant de toutes les décisions prises sur place", affirme-t-elle.
- Comment la société se défend-elle ?
À l'issue de son enquête, Lafarge a donc reconnu des faits "inacceptables", tout en tentant de les dissocier de la réputation globale du groupe. En avril, Eric Olsen, patron de LafargeHolcim, a cependant annoncé qu'il allait quitter ses fonctions pour tenter de désamorcer le dossier syrien. Le conseil d'administration a accepté sa démission, mais estimé qu'il n'était "ni responsable ni pouvant être considéré comme informé des actes répréhensibles identifiés" en Syrie.
- Quelles vont être les suites judiciaires ?
"Nous avons suffisamment d'éléments pour avoir acquis la certitude" de l'implication de Lafarge dans le financement de l'EI, a affirmé mardi Me Marie Dosé, avocate de Sherpa. Le président de l'association, Me William Bourdon, a pour sa part indiqué qu'il devrait prochainement être entendu par les juges d'instruction. Quant à LafargeHolcim, le groupe a assuré qu'il coopérerait "bien entendu avec la justice s'il est sollicité", précisant qu'il "n'a pas été contacté par le parquet" à ce stade.