Outre une explication de texte de John Stuart Mill, les élèves de Terminale S qui planchaient lundi pour le bac de philo 2018 avaient le choix entre deux sujets de dissertation : "Le désir est-il la marque de notre imperfection ?" et "Éprouver l'injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ?". L'épreuve compte pour un coefficient 3.
Thibaut Giraud, professeur de philosophie dans l'Orne et YouTubeur - sa chaîne "Monsieur Phi" compte plus de 83.000 abonnés - et Sylvain Theulle, professeur de philosophie au lycée Jean Zay à Orléans, livrent pour Europe 1 leurs corrigés express.
Pour rappel, ces corrigés n'ont pas valeur de réponse "standard" à la question posée. Un candidat qui n'aurait pas utilisé les références ci-dessous (notamment les auteurs) n'aura pas automatiquement une mauvaise note… Pas de panique, donc !
Sujet 1 : Le désir est-il la marque de notre imperfection ?
Par Thibaut Giraud
- Les notions à aborder
Le sujet, à première vue, est extrêmement classique. On pourrait croire qu'il invite à opposer d'un côté le désir compris comme manque, souffrance, obstacle au bonheur (thème cher aux philosophes de tout bord, du stoïcisme à Schopenhauer), au désir compris au contraire comme moteur, élan, source du bonheur (l'élève studieux songe immédiatement à dégainer le classique "Malheur à qui n'a plus rien à désirer !" de Rousseau). Mais s'en tenir à cela, ce serait manquer l'originalité du sujet qui tient à cette référence à l'idée d'imperfection : particulièrement vague, ambiguë, discutable, il sera important d'en préciser le sens et de l'envisager sous différents angles.
Si l'on parle d'imperfection, c'est en opposition à une forme de perfection, mais laquelle ? S'il ne s'agit que d'un bonheur parfait, le sujet se résume bien à ceci : le désir est-il la marque de notre malheur, de notre impossibilité à être heureux ? Mais il faudrait aussi envisager d'autres formes de perfection. Perfection morale : le désir est-il la marque de notre immoralité ? (Et certes il semble bien que certains de nos désirs aient des objets immoraux.) Connaissance parfaite, c'est-à-dire omniscience : le désir (et particulièrement le désir de connaître) est-il la marque de notre ignorance ? Enfin, l'omnipotence : le désir est-il la marque de notre impuissance ?
Une fois énumérées ces différentes formes de perfections, il est difficile de ne pas sentir planer l'ombre de Dieu sur ce sujet : à bien l'entendre, il présente en effet une tonalité théologique et l'on peut être surpris de le trouver ainsi formulé dans un sujet de dissertation de philosophie… C'est peut-être ce point qui serait le plus intéressant à discuter en fin de compte : se demander si le désir est la marque de notre imperfection, n'est-ce pas la marque d'un désir de religiosité ?
- Les pièges à éviter
Le piège le plus évident est de tomber dans une simple récitation de cours sur le désir. Le sujet peut sembler s'y prêter, mais il ne s'y prête qu'à moitié, et c'est la moitié la moins intéressante.
Une autre erreur serait de ne pas relever le présupposé du sujet : nous sommes imparfaits, et il y a un sens à comparer notre imperfection avec une supposée perfection.
Et si le présupposé est relevé, il fallait ensuite s'efforcer de l'interpréter, et éventuellement le critiquer et le rejeter en troisième partie.
Enfin, il vaudrait mieux ne pas verser excessivement dans un catéchisme sur la finitude et l'imperfection humaine, surtout s'il s'ancre dans des références religieuses ; au contraire, il serait intéressant relever cette tonalité quasi-religieuse mais pour mieux la discuter et éventuellement la critiquer.
- Les auteurs qu'il fallait citer
Sur le désir comme manque et souffrance, Schopenhauer est une référence classique ; sur le même thème, une référence au bouddhisme surprendrait agréablement le correcteur. Sur le désir de connaissance, la description d'Eros dans le banquet de Platon est particulièrement intéressante. Enfin, la dimension théologique du sujet peut faire écho à cette célèbre pensée de Pascal :
"Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre. Et cependant depuis un si grand nombre d'années jamais personne n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. (…) Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu lui-même."
- Les références à l'actualité
Ce sujet est assez peu propice aux références à l'actualité, et ce n'est jamais une bonne idée de forcer de telles références.
- Découvrez le corrigé "à chaud" de Raphaël Enthoven sur ce sujet :
Sujet 2 : Éprouver l'injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ?
Par Sylvain Theulle
- Les notions à aborder
On peut aborder ce sujet sous plusieurs angles. Le premier point de vue serait politique, et on utiliserait principalement le couple de notions "la justice et le droit", ainsi que celle d'"État". Le second point de vue, plus ouvert, serait moral, et permettrait d'aborder la notion de "société", et donc le thème de la justice sociale.
Il faut également aborder les notions qui relèvent du champ de l'épistémologie ("la raison et le réel"), de façon à expliquer ce qu'est le savoir, et ce qu'est "éprouver". Le couple de notions "la raison et la passion" peut être utile, ainsi que le couple de notions (plus techniques) "l'intuitif et le discursif".
Le problème soulevé par le sujet porte sur la connaissance que nous avons de l'idéal de justice. Notre connaissance de la justice passe-t-elle par une expérience subjective et affective d'une situation d'injustice ? Si c'est le cas, sans indignation face à des situations scandaleuses, nous ne pourrions jamais comprendre ce qui est juste. Cette idée s'oppose à une autre approche, selon laquelle nous pourrions directement comprendre ce qu'est la justice en déterminant des critères, critères que la raison seule pourrait identifier sans faire appel à ce sentiment d'indignation.
D'un côté, faire dépendre la justice de nos émotions semble rendre la justice totalement subjective et donc arbitraire. Mais de l'autre, réduire la justice à une liste de critères, cela semble nous faire manquer tout ce que l'injustice a de mauvais et de scandaleux.
- Les pièges à éviter
Le sujet n'est pas évident car il porte moins sur la notion de justice elle-même que sur la connaissance que nous en avons. Le risque est donc de tomber dans le hors-sujet, en cherchant à définir la justice sans jamais se demander ce que cela change sur la manière dont nous pouvons la connaître.
Il faut donc être capable de mobiliser ses connaissances de cours portant sur l'épistémologie (chapitre "la raison et le réel"), dans un contexte différent de celui du cours.
Ensuite, il faut également prendre le sujet au sérieux, et se demander s'il serait vraiment impossible de connaître la justice si nous n'avions pas de réaction émotionnelle d'indignation. C'est une chose que ces réactions soient utiles, c'est autre chose qu'elles soient nécessaires.
- Les auteurs qu'il fallait citer
Le philosophe Hume, dans le Traité de la nature humaine, s'est demandé si notre connaissance du bien et du mal venait de notre raison, ou de nos passions. Lui pense que ce sont nos réactions affectives à des situations ou à des actions qui sont à l'origine de nos idées du bien et du mal. La raison peut nous aider à mieux percevoir les faits, mais jamais nous dire si ces faits sont bons ou mauvais.
Cette idée peut donc directement être utilisée pour répondre (en précisant quand même que le bien et le mal ne recouvrent pas exactement les notions de justice et d'injustice).
On peut également mentionner John Stuart Mill, dans l'Utilitarisme. Il définit la justice comme ce qui favorise le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes possible. Cette définition pose donc un critère qui peut être évalué de manière purement rationnelle, indépendamment de nos réactions affectives. En même temps, Mill comprend que ce critère peut exiger des calculs permanents dans chacun de nos choix de vie, ce qui est évidemment impossible. Nous avons donc des réactions émotionnelles instinctives qui servent de raccourci pour gagner en rapidité, et qui sont donc nécessaires pour vivre. Mill répondrait donc qu'il est nécessaire pour nous humains d'éprouver l'injustice, même si, absolument parlant, cela ne l'est pas.
Enfin, on peut discuter les positions de l'économiste indien Amartya Sen, qui dans son livre L'idée de justice, montre que les grandes constructions théoriques et rationnelles sur la justice, apparemment très abstraites, reposent en fait sur notre perception plus immédiate des situations d'injustice.
- Les références à l'actualité
Le sujet peut faire écho à beaucoup de discussions politiques actuelles. Prenons la question des migrants. D'un côté, un sentiment d'indignation sur la manière dont ils sont pris en charge. De l'autre, des idées, qui se présentent comme plus rationnelles, sur les moyens (limités) dont nous disposons pour nous en occuper. Peut-on se fier à notre indignation ? Après tout, il se pourrait que, pris par nos sentiments, nous nous trompions complètement. Notre indignation, trop prompte à réagir à tout et n'importe quoi, nous pousserait dans l'erreur. Mais d'un autre côté, il se pourrait que le refus de s'indigner soit une forme d'insensibilité quasiment criminelle à l'injustice dont souffre autrui.
- Découvrez le corrigé "à chaud" de Raphaël Enthoven sur ce sujet :