"Enfin, je suis entendue", réagit Brigitte* au micro d'Europe 1. Plus de deux ans après la plainte de cette quinquagénaire suisse, qui accuse Tariq Ramadan de l'avoir violée dans un hôtel de Genève, en octobre 2008, l'islamologue, poursuivi pour quatre autres viols présumés, a été entendu pour la première fois dans ce volet de l'affaire, jeudi à Paris. Tariq Ramadan étant sous contrôle judiciaire, des représentants du parquet de Genève ont fait le déplacement pour cette audition dans le cadre de l’instruction pour viol et contrainte sexuelle ouverte en septembre 2018 en Suisse. Voyant une avancée dans cette nouvelle étape, la plaignante, tenue au silence pendant de longs mois, raconte en exclusivité à Europe 1 "l'enfer" qu'elle dit avoir vécu. "Je doutais de tout, de la justice, à force de crier dans le désert", témoigne celle qui dénonce un viol commis, selon elle, fin octobre 2008.
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"Il me tend sa carte de visite, et s'en suivent des échanges sur internet"
À l'époque, Brigitte et Tariq Ramadan "fréquentent les mêmes endroits" et ont des relations en commun. "C'est un ami qui m'a attiré à une séance de dédicaces, à une période où j'étais assez active dans les droits Humains", se souvient-elle. "Je pensais, à cette époque-là, qu'il avait un message audible et qu'il dégageait une certaine bienveillance."
La quinquagénaire assure ne pas avoir été "courtisée". "Il me tend sa carte de visite et s'en suivent des échanges sur internet, sur Facebook en particulier. On échange, moi beaucoup, lui un peu, juste suffisamment pour me mettre en confiance. (...) J'ai beaucoup écrit, des poèmes, un peu de tout. Des choses qui me touchaient à ce moment-là."
Fin octobre de la même année, l'islamologue propose à Brigitte de boire un café, "en marge d'une conférence privée". "On s'est arrangés sur le jour, plus ou moins sur l'heure, mais pas tout à fait. Il m'a téléphoné pour m'indiquer l'endroit au dernier moment, pour me dire de venir le rejoindre. Ce que j'ai fait." Le rendez-vous est fixé dans un hôtel. "Quand je suis arrivée à la réception, (...) on m'a fait savoir qu'il m'attendait en chambre. Je ne pensais pas que je serais seule, je pensais qu'on serait en petit comité, pour moi c'était une synthèse de la conférence."
"J'ai le sentiment d'avoir été complètement bernée et trompée"
Brigitte refuse de monter et attend "assez longtemps" Tariq Ramadan dans le hall de l'hôtel. Lorsqu'il descend, tous deux s'installent pour prendre un thé "dans la salle du petit déjeuner". "C'était plutôt détendu", se souvient la quinquagénaire. La blanchisserie de l'hôtel étant fermée, l'islamologue demande à ce qu'on lui apporte de quoi repasser une chemise pour une interview pour le lendemain. Lorsque le réceptionniste revient avec le fer et la planche, il précise que la salle va fermer.
"Il m'a tendu le fer, il a tendu la planche à monsieur Ramadan et il nous a invités à partir", raconte Brigitte. "Par bonne éducation, et parce qu'on continuait à bavarder, j'ai pris le fer et je suis montée dans la chambre. (...) J'ai le sentiment d'avoir été complètement bernée et trompée tout du long. Il n'y a pas eu de proposition à laquelle j'aurais pu dire oui ou bien non."
Arrivée à l'étage, la plaignante assure n'avoir pas reconnu l'homme poli avec qui elle échangeait. "C'était quelqu'un d'autre. (...) Ce n'était plus du tout rigolo, ça a été très vite. Je n'ai même pas eu le temps de m'asseoir. C'était une agression, je l'ai vécu comme ça", souffle-t-elle, n'entrant pas dans les détails du viol qu'elle dit avoir subi.
"Maintenant ça va être la bagarre, ça va être dur"
Ensuite, Brigitte décrit "des mois d'enfer". "J'ai eu des échos d'agressions jusqu'à fin 2009. (...) A ce stade, je voulais une seule chose, c'est qu'il arrête pour toujours cela. Et puis à partir de mi-2010, je n'ai plus eu d'échos. J'ai eu un enfant, j'ai décroché un peu." Ce sont les autres plaintes déposées contre l'islamologue, à partir de 2017, qui l'ont poussée à dénoncer les faits qu'elle dit avoir subis. "Je ne reprochais pas à Monsieur Ramadan de coucher avec la terre entière, il fait ce qu'il veut de sa vie. Mais je reprochais l'agression."
"Il y a toujours un moment d'euphorie quand on dépose sa plainte, parce qu'on se dit : voilà, c'est fait, maintenant on va laisser faire la justice. Et puis finalement on découvre que la justice ne se fait pas forcément, ou en tous cas pas au rythme auquel on aurait pensé", poursuit la plaignante.
D'autant plus qu'une procédure suisse a contraint la quinquagénaire à se taire pendant deux ans. "À peine deux mois après le dépôt de plainte, il y a eu une demande de 'mise sous silence' de la partie adverse", raconte-t-elle. "J'ai mis pas mal d'années à sortir de mon silence, et on m'y repoussait par tous les moyens."
"Ça a été très dévastateur, cette menace de mise sous silence, pendant que de l'autre côté il y avait des livres qui sortaient, il y avait des plateaux télé", poursuit-elle. Par deux fois, les plus hautes juridictions suisses ont donné tort aux conseils de Tariq Ramadan, définitivement déboutés en février dernier : Brigitte est désormais autorisée à s'exprimer. "La chape de plomb a été enlevée. Maintenant ça va être la bagarre, ça va être dur, mais c'est rassurant qu'il y ait quelque chose qui se passe enfin."
*Le prénom a été changé