"C'est une journée que je n'oublierai jamais", explique Franck Pagnussat. Pour ce conducteur de travaux de la société Europe Echafaudage, "la moindre minute de 7h du matin, quand je suis présent sur le chantier, jusqu'à 6 heures le lendemain, je la retiens par cœur. C'est comme si on me demandait d'oublier la naissance de ma gosse". C’est dans un café au pied de Notre-Dame que lui et ses collègues ont accepté de livrer le récit de cette funeste soirée du 15 avril, où les flammes ont ravagé Notre-Dame de Paris.
Le 15 avril dernier, Franck Pagnussat a quitté le chantier de Notre-Dame depuis une heure à peine quand l'architecte lui demande de revenir d'urgence : la cathédrale est en feu. "Au départ, je crois à une mauvaise blague", assure Franck Pagnussat, qui fait demi-tour en voiture "par acquit de conscience". Il aperçoit d’abord la fumée blanche sur l’autoroute A4 et quand il arrive enfin sur place, il se sent impuissant : "Derrière les cordons de sécurité, la seule chose qu'on peut faire, c'est regarder l’incendie."
"Quand la flèche s'est effondrée, on m'a ramassé à la petite cuillère"
Pendant ce temps, Didier Cuiset, le directeur d’Europe Echafaudage, fait la route depuis Jarny, dans l’est de la France. "Ce qui était stressant en roulant et en écoutant la radio, c’était la flèche. La flèche ! ‘Pourvu qu’elle tombe pas, pourvu qu’elle tombe pas’ ! Et quand elle tombe, on craint le pire pour la suite", se souvient-il.
L’instant, terrible, où la Flèche de #NotreDame de Paris s’effondre. (Image témoin @BFMTV ) pic.twitter.com/FnOjk4H9fq
— (@a2linefrancois) April 15, 2019
Franck Pagnussat est lui avec ses ouvriers sur le parvis de la cathédrale. "Quand la flèche s'est effondrée, on m'a ramassé à la petite cuillère parce que je me suis effondré complètement", raconte-t-il. Franck se ressaisit vite quand il comprend que les pompiers ne parviennent pas à accéder à l'intérieur de l'édifice. "L'adrénaline prend le dessus, J'ai escaladé la grille de Notre-Dame pour pouvoir ouvrir la porte aux pompiers. On a pris le chariot élévateur on a défoncé les grilles pour que les pompiers puissent pénétrer avec leur camion et sortir les œuvres d'art", raconte le conducteur de travaux. "A l’intérieur c'est un champ de ruine : des cendres tout est en feu on ne sait même plus où on se trouve à ce moment-là".
"On avait l’impression d’être des criminels"
"Il doit être 23 heures quand mon patron (Didier Cuiset) arrive. Il me dit ‘Franck ça va se corser maintenant’", poursuit Franck Pagnussat. "‘Je te présente le commissaire de la police judiciaire’. Les policiers nous disent : ‘Vous nous suivez-nous vous partez en audition sur le champ’. A cet instant, je pense qu'on me considère comme coupable", explique Franck Pagnussat
L’homme ne ressort d’audition que sept heures plus tard, le lendemain matin. "Je réalise au journal de 20-Heures quand je vois le premier titre des journaux ‘les ouvriers pour le moment libérés’, on avait l'impression d'être des criminels", relate Franck. "C'est un monument historique français mondialement connu. On est mis en tête de liste parce que ça a été la première chose qui a été dite, que l'incendie est dû au chantier."
Pendant une semaine, la dizaine d’ouvrier présents sur le chantier est convoquée plusieurs fois par la brigade criminelle. Il s’agit d’audition, mais à aucun moment de garde à vue. Certains ouvriers reconnaissent avoir fumé des cigarettes sur l'échafaudage. Mais à ce stade de l’enquête, on ne sait toujours pas ce qui a provoqué le départ de feu. Un mégot mal éteint ou un dysfonctionnement électrique ? Ce sont en tout cas les deux hypothèses évoquées par le procureur de Paris en juin dernier quand il a annoncé l’ouverture d’une information judiciaire contre X.
Insultes, lettres de menace, enfants pris à partie
Aucun ouvrier n’est mis en examen ni même placé sous le statut de témoin assisté. Mais ils ont le sentiment d'être désignés comme les coupables. Frédéric Reich, conducteur de travaux principal raconte les insultes - "incendiaires de cathédrale", "brûleurs de Notre-Dame" - et les lettres de menaces. Même leurs enfants sont pris à partie à l'école.
Le directeur Didier Cuiset, 54 ans, se souvient d'une scène qui l'a profondément marqué : "J'ai eu un de nos gars dont les enfants avaient été lynchés à l’école : ‘ton père c'est un incendiaire’. A un moment, je le vois sur le charriot élévateur, il était pas bien je lui demande si ça va et il me parle de ça. Et là il tombe en pleurs dans mes bras et j'avais la chair de poule franchement. J’ai été me cacher derrière un bungalow verser des larmes parce que je ne pouvais plus me tenir", raconte le dirigeant avec pudeur.
"Ça devient une belle histoire de solidarité entre collègues"
Après avoir consolidé en urgence l’édifice, ces ouvriers démontent en ce moment l'échafaudage qu'ils avaient installé. Avec encore plus de cœur à l'ouvrage qu'avant l'incendie : jours fériés, week-end, ils ont tout sacrifié pour ce chantier qu’ils ne sont pas prêts de lâcher. "Tout le monde a demandé à revenir sur ce chantier", assure Frédéric Reich. "Là, ça devient une belle histoire de solidarité entre collègues. Tout le monde est là, présent. On va la sauver, on va la reconstruire. Tous les chantiers sont beaux, qu'ils soient petits ou gigantesque mais la cathédrale Notre Dame c'est quand même le Graal. "
Leur objectif désormais c'est de décrocher le prochain appel d'offres, pour aller au bout de la reconstruction de Notre-Dame.