C'est une "nouvelle menace qui pèse sur les journalistes", selon Reporters sans frontières (RSF). Dans un rapport publié jeudi, l'ONG pointe du doigt le harcèlement en ligne vis-à-vis des salariés de la presse. Violentes, parfois encouragées par les pouvoirs en place, ces campagnes de dénigrement sur Internet ont pour objectif à la fois de désinformer, mais aussi d'entraver le travail journalistique.
Des dizaines d'exemples. Pour documenter son rapport, RSF a examiné "des dizaines de cas" de cyber-harcèlement dans pas moins de 32 pays. Les exemples sont légion. En France, on pense par exemple à ce qu'avait subi Nadia Daam après une chronique diffusée sur Europe 1 en novembre dernier. Mais c'est loin d'être une exception. En Inde, Rana Ayyub, journaliste indépendante qui a enquêté sur des violences à l'égard des minorités dans son pays, a subi les pires insultes sur les réseaux sociaux, vu ses données personnelles, notamment son adresse et son numéro de téléphone publiées en ligne. "Je n'ai pas pu dormir pendant trois nuits", témoigne-t-elle auprès de RSF. "Avec une haine si profonde, qu'est-ce qui va empêcher [les trolls] de venir chez moi en meute et me tuer ?"
Découragement et auto-censure. Ce cyber-harcèlement vise d'abord à décourager les journalistes et entraver leur travail, selon RSF. En Azerbaïdjan, une journaliste d'investigation a été victime de chantage en ligne après que des caméras ont été installées chez elle pour la filmer dans son intimité. Aux Philippines, la directrice d'un site d'information indépendante est constamment prise pour cible sur Internet. "Les conséquences sont d'abord psychologiques pour les journalistes", note RSF, qui souligne par ailleurs que les femmes sont plus touchées par ces menaces diffuses.
" La violence en ligne est dissuasive. Elle peut décourager les journalistes d'écrire sur des sujets jugés sensibles. "
Mais les conséquences se mesurent également en termes d'information : certains professionnels s'auto-censurent, à l'image d'un journaliste algérien cyber-harcelé après avoir enquêté sur la condition des homosexuels dans son pays. "Je ne parle plus des homosexuels, je parle moins des tabous de la société pour ne pas fournir une arme à mes ennemis", explique à RSF Abdou Semmar, dont la sœur a été menacée. "Ces attaques en ligne ont bousillé ma vie familiale." RSF enfonce le clou : "la violence en ligne est dissuasive. Elle peut décourager les journalistes non harcelés d'écrire sur des sujets jugés sensibles."
Désinformation. L'autre objectif des campagnes de cyber-harcèlement, qui constitue aussi une entrave au travail journalistique, est celui de la désinformation. RSF prend ainsi l'exemple de "gangs de trolls" qui sévissent au Mexique pour intervenir notamment dans les débats politiques. Sur Twitter, ils sont chargés de faire monter des "fake news" dans les tendances et de brouiller la ligne entre les articles issus des médias et les contenus sponsorisés non vérifiés. De nombreux tweets à travers le monde sont en réalité postés par des robots, dont l'objectif est de surfer sur la viralité pour donner plus de visibilité à des messages qui, sans cette viralité, "seraient restés plongés dans l'obscurité des abysses du web".
Un cyber-harcèlement lié aux régimes en place. Ce que dénonce aussi RSF, c'est que ces offensives coordonnées sont très souvent liées au pouvoir en place. En Inde par exemple, la cellule des technologies de l'information du parti nationaliste hindou du Premier ministre, Narendra Modi, a missionné des gens pour cibler en ligne des journalistes susceptibles de produire une information défavorable au chef du gouvernement. Jessikka Aro, journaliste d'investigation finnoise, a quant à elle été prise pour cible par des trolls russes qui la harcèlent sans discontinuer depuis 2014. Trolls qui, selon une enquête de Novaïa Gazeta, sont en réalité des salariés d'une usine détenue par un proche de Vladimir Poutine, située en banlieue de Saint-Pétersbourg. En Chine, des "guerriers numériques" sont mobilisés pour défendre l'ordre "rouge et positif" du président Xi Jinping sur les réseaux sociaux. Turquie, Algérie, Iran, Egypte, Vietnam, Thaïlande, mais aussi Ethiopie ou Ouganda…. Les pays dans lesquels ces pratiques sont répandues et détaillées par RSF sont légion.
Recommandations. L'ONG s'attache donc à donner quelques recommandations aux Etats pour en finir avec ce cyber-harcèlement qui entrave la liberté de la presse. RSF demande notamment à ce que s'applique un cadre légal strict, avec une justice qui s'occupe effectivement des problèmes de harcèlement en ligne. L'organisation prône également la mise en place, au niveau étatique, de "mécanismes de réparation" des violences subies (indemnisations financières, aide médicale et psychologique, etc.). Enfin, RSF préconise de "renforcer l'éducation au numérique" dans chaque société "afin de sensibiliser les utilisateurs d'internet à l'impact du harcèlement en ligne et aux conséquences pénales que devra supporter celui qui s'y adonne".