Le Japon, sa contre-attaque judiciaire et son avenir politique au Liban : les explications de Carlos Ghosn sur Europe 1

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Sonia Mabrouk , modifié à
Quelques jours après sa conférence de presse, l'ex-PDG de Renault-Nissan Carlos Ghosn a accordé une interview à Sonia Mabrouk, depuis Beyrouth où il s'est réfugié après son évasion du Japon. L'occasion pour lui d'évoquer ses démêlés avec la justice japonaise, l'enquête préliminaire ouverte en France contre lui, son envie de passer à l'action contre ceux qu'il estime responsables de sa chute, ainsi qu'un éventuel avenir politique au Liban.
ÉVÉNEMENT

Bonjour Carlos Ghosn. Merci de nous accorder cette interview sur Europe 1, quelques jours après votre conférence de presse, nous avons plus de recul pour évoquer sur le fond votre version, votre vérité, celle que vous défendez, ainsi que la suite désormais. Mais tout d’abord, vous avez affirmé ne pas avoir démissionné de Renault, parlant de forfaiture. Est-ce à dire, Carlos Ghosn, que vous considérez votre éviction comme irrégulière et donc contestable sur le plan judiciaire ?

Non, il ne s’agit pas d’éviction, puisque moi-même étant retenu au Japon par la force des choses, je ne pouvais pas laisser l’entreprise avec une gouvernance chaotique, il fallait nommer un directeur général, il fallait quelqu’un qui reprenne quand même aussi la responsabilité du conseil d’administration. Donc j’avais écrit une lettre en disant : je veux me retirer de mes fonctions, de façon à permettre à l’entreprise de rétablir sa gouvernance. Mais évidemment ce retrait concernerait mes droits financiers. Ceci a été traduit par une démission, ce qui n’est pas le cas. Ce qui n’était pas le cas car je fais valoir mes droits à la retraite en France, ce qui a été accepté. Voilà, je ne parle pas de forfaiture, je parle de droits et je parle de récupérer des droits légitimes d’une personne qui a travaillé pour l’entreprise pendant plus de vingt ans.

Quelle est, à l’heure où on se parle, votre situation, et donc votre statut chez Renault ?

Je ne sais pas.

Vous ne savez pas vous-même ?

Vous savez, la communication avec Renault n’a pas été très fluide. Je pense que les seules personnes avec qui j’ai un dialogue assez franc, ce sont les personnes qui ont quitté Renault. Je pense que les autres, pour des raisons diverses, ne communiquent pas avec moi, ce que je ne souhaite pas d’ailleurs. Cependant, j’ai une photographie très claire de ce qui s’est passé au cours des derniers mois, et donc en fonction de cela, je ferai valoir mes droits.

Entendu sur europe1 :
Il n'y avait aucun moyen que j'aie un jugement équilibré au Japon (...) Moi ce que je demande uniquement, c’est la transparence

Vous avez livré votre vérité lors de la conférence de presse. La justice japonaise, via Nissan, maintient quant à elle sans surprise ses accusations de malversations financières à votre encontre. Qui va trancher maintenant ? Quelle justice ? Quel pays va et doit trancher ?

Ecoutez, moi j’aurais bien souhaité que ceci soit tranché au Japon. Je pense que ça aurait été la façon la plus nette de traiter cette affaire. Malheureusement, je suis arrivé à la conclusion, au bout de quatorze mois que je qualifie de persécution, qu’il n’y avait aucun moyen que j’aie un jugement équilibré, dans lequel les droits de la défense seraient présents. Ce n’est pas que ma conviction, c’était aussi la conviction de mes avocats, puisque même après avoir quitté le Japon, ils ont fait une déclaration dans laquelle ils ont dit, bien qu’ils aient des doutes sur l’équilibre du jugement, qu’ils pensaient que j’allais être acquitté puisque j’avais un dossier très solide.

On a compris ce que vous dites sur la justice japonaise. Et maintenant Monsieur Ghosn : quelle justice doit trancher ?

N’importe laquelle ! Bien sûr, ça dépend des conditions…

Celle qui vous garantit, avez-vous dit, un procès équitable ? La justice française ?

Ça dépend. La justice française, la justice libanaise, la justice brésilienne, n’importe quel pays dans lequel les droits de la défense sont assurés. J’ai subi des interrogatoires au Japon avec les procureurs, sans avocat, à n’importe quelle heure. Ils vous convoquent, vous interrogent jusqu’à huit heures. Puis ils n’ont cessé de me demander de faire une confession, parce qu’avec une confession on arrêterait tout ça. Bon, ça rappelle les films que j’avais vus, très désagréables, sur les régimes qui n’avaient rien de démocratiques.

On va laisser les films d’action de côté. La question légitime, véritablement, est de savoir si vraiment vous vous inscrivez dans la démarche d’un procès, et si vous vous soumettrez à la justice libanaise, brésilienne, française, comme vous les avez citées. En France, une procédure est ouverte à votre encontre, nous ne sommes qu’au stade d’enquête préliminaire. Est-ce que, s’il y a une convocation, vous vous y rendrez, dans cette démarche de vérité, que vous souhaitez, on imagine, pour laver votre honneur ?

Bien sûr. Les accusations, enfin les accusations, les dossiers français, je les connais, puisque mes avocats me les ont transmis. Je suis particulièrement serein quant à ces accusations. Moi ce que je demande uniquement, c’est la transparence. Vous savez, je vais vous citer un cas…

Vous savez qu’elle sera garantie en France…

Ah bon ?

Non ? Vous avez des doutes ? Donc vous exigez des garanties de transparence ; c’est une chose. Et vous demandez aussi, et tout justiciable est en droit de le demander, des garanties d’équité. Ça, la justice française vous le garantit. Vous n’avez aucun doute là-dessus ?

Madame, je vous pose une question : on lance une accusation dans la presse, sur la base d’un audit qui n’est pas terminé. Vous pensez que ce sont des procédures normales ? Vous pensez que c’est une démarche élégante, par rapport au patron d’une entreprise qu'il a quittée, à qui elle a dénié tous les droits, de retraite etc. Est-ce que vous pensez que c’est une démarche normale ? Est-ce que ça vous paraît faire partie des procédures ? Moi, je ne le pense pas. Ceci étant dit, quand on parle de transparence, je me permets d’avoir des doutes, puisque dans ce cas-là, il n’y avait pas de transparence. La transparence aurait consisté, avant que l’audit soit terminé, à ce qu’on m’en parle, à ce qu’on me dise : "Bon, eh bien il y a un certain nombre de dépassements, quelles sont vos explications ?". Choses que je n’aurais peut-être pas pu expliquer, puisqu’elles ne sont pas de mon ressort.

Entendu sur europe1 :
 Je vais récupérer mes droits, et les personnes qui sont à la base de cette affaire vont, à un moment, rendre compte de ce qu’ils ont fait. Et ça je m’en assurerai

Vous demandez la contradiction. C’est donc, à vos yeux, un audit qui n’est pas contradictoire et, si je vous entends bien, un audit qui est orienté également. Je reste sur le terme de procédure que vous venez d’évoquer. Vous avez cité les noms de dirigeants de Nissan, vous avez cité ces noms au monde entier, via votre conférence de presse. La logique voudrait que vous portiez plainte contre ces personnes-là.

Qui vous dit que je ne vais pas le faire ?

Vous allez le faire ? Vous allez porter plainte pour fausses accusations ?

Je ne vais pas vous annoncer toute ma stratégie. Je vais récupérer mes droits, et les personnes qui sont à la base de cette affaire vont, à un moment, rendre compte de ce qu’ils ont fait. Et ça je m’en assurerai. Ceci étant dit, il y a quatorze mois, je ne pouvais même plus passer un coup de téléphone. Maintenant, j’ai quelques jours. Il faut me laisser un peu le temps de peaufiner ma stratégie avant de passer à l’action.

C’est-à-dire que l’action va être sur un plan judiciaire : vous avez porté une offensive sur le plan médiatique et la suite va être judiciaire par rapport à ces personnes que vous accusez d’avoir monté le coup et le complot. C’est bien ça ?

Ça paraît logique.

Si on remonte les faits de ce que vous appelez un complot, à partir de quel moment la méfiance des Japonais de Nissan s’est transformée en défiance ? A partir de quel moment vous êtes vous dit : "Il y a un basculement, une rupture" ?

Je ne pense pas qu’il y ait une inflexion, je pense que c’est une accumulation de faits, qui a entraîné ça.

Nissan ne s’est pas senti trahi, lésé, parce que la décision des droits de vote double a été prise par l’État français (en 2015, alors qu'Emmanuel Macron est ministre de l'Économie, la France augmente soudainement sa participation au capital du groupe français, privant ainsi Nissan de droit de vote chez Renault) ?

Je ne pense pas. Je pense que ça a été le début de ce que j’appelle la période de méfiance.

Ah ! Il y a eu un moment.

Bien sûr, et il y a eu beaucoup de témoins de cette période. Mais ce n’est pas ça qui l'a provoquée, je pense que ça a été une succession de faits, le deuxième étant le fait que j’avais dit clairement que le nouveau mandat de Renault que j’acceptais, puisque j’avais été renouvelé en juin 2018, était un mandat qui consistait à rendre l’alliance indétricotable. Voilà. Et ça, plus tout ce qui s’est passé avant, à mon avis, a été le facteur qui a décidé un certain nombre de Japonais. Ce n’est pas que Nissan, parce qu’il y a aussi des gens à l’extérieur de Nissan qui ont contribué à cela, fortement.

Vous, vous dites qu’il y a une collusion entre certains de Nissan et la justice japonaise, c’est votre version…

Il n’y a pas qu’eux d’ailleurs, puisque je mets aussi en cause une partie de l’administration japonaise. C’est comme ça que ça s’est passé. Vous savez, au Japon, ils ne sont pas rapides, ils mettent beaucoup de temps…

C’est sûr que vous avez été plus rapide qu’eux, permettez-moi cette parenthèse.

Non, non, mais j’ai vécu au Japon 17-18 ans, ça ne fait pas partie de leurs qualités. Ils ont des qualités, et ça ça n'en fait pas partie. Quand ils commencent à digérer quelque chose, ça prend beaucoup de temps. Ils planifient longtemps, et puis après, quand ils agissent, ça va très vite. Mais ils ont mis beaucoup de temps à mûrir cela avant d’agir.

Donc il y a eu toute une phase où on est passés de la méfiance à la défiance et, selon vous, à l’organisation d’un complot ?

Oui.

Entendu sur europe1 :
Le Japon était un pays qui était beaucoup plus ouvert dans les années 2000, c’est un pays qui voulait vraiment échanger ; et là on a un pays qui est plutôt en train de se raidir

A la question suivante : peut-on mener des affaires aujourd’hui comme on le faisait il y a 5-10 ans, question qui vous a été posée lors de la conférence de presse, vous avez répondu spontanément non. Certains y ont vu une forme d’aveu. Est-ce à dire qu’il y a cinq ans, dix ans, il y a eu des manquements, des failles ou en tous cas des choses que vous ne pourriez pas répéter, aujourd’hui, si vous étiez encore à la tête de l’alliance ?

Oui, je pense que la faille, c’est qu’en 2016, quand j’ai quitté la direction générale de Nissan, j’aurais dû quitter tous mes postes à Nissan et pas uniquement la direction générale. Je pense que le danger est venu de là. C’est-à-dire ou vous détenez du pouvoir au Japon, ou il faut quitter. Vous ne pouvez pas être entre les deux.

Vous parlez beaucoup du Japon, on a aussi évoqué la France. Vous m'avez dit que vous jugiez l'audit vicié, parce qu’il n’a pas été contradictoire.

Je ne suis pas le seul. Vous pouvez vous renseigner auprès de n’importe quel professionnel.

J’en conclus que vous vous méfiez, à l’heure actuelle, de la justice française pour trancher équitablement et sereinement ?

Pas du tout, je n’ai aucun doute sur la justice française. L’audit qui a été fait est un audit tronqué, puisqu’il n’a pas eu de débat contradictoire. Dans n’importe quel audit, il y a un débat contradictoire. On va voir la personne et on lui dit : voilà les données que l’on a, veuillez donner des explications. Posez une question : pourquoi ? Quelle est la raison pour laquelle il n’y a pas eu de débat contradictoire ? Pourquoi cela ne nous a pas été transmis, ne nous a pas été communiqué en disant : "Écoutez monsieur, il y a des dépenses inexpliquées, veuillez nous expliquer ?"

Entendu sur europe1 :
Je ne suis pas venu au Liban pour jouer un rôle politique. Je ne suis pas un homme public au Liban, je suis un citoyen privé

On a parlé du Japon, on a parlé de la France, on va aussi parler du Liban où nous sommes, ici à Beyrouth, où vous avez de nombreux soutiens. Beaucoup de gens croient et soutiennent votre version. Mais il y a aussi ce pays qui a changé. Vous avez parlé du Japon, le Liban a aussi changé, il fait face à des défis, il y a une jeunesse qui a soif d’une lutte contre la corruption. Pour une partie de cette jeunesse, vous représentez une ancienne époque qu’ils ne veulent plus voir. Que répondez-vous à ça ?

Ce n’est pas mon problème. Moi, je ne suis pas venu ici pour jouer un rôle politique.

Il y a une réalité politique…

Oui d’accord, mais enfin je ne suis pas un homme public au Liban, je suis un citoyen privé. 

Certains vous posent la question : est-ce que vous allez avoir un avenir politique…

Je ne réponds pas à toutes les questions qu’on me pose, surtout quand je ne suis pas concerné. Je ne suis pas venu ici pour jouer un rôle politique, on m’a proposé pour différents postes politiques, j’ai dit que j’étais très honoré qu’on me propose mais je ne le ferai pas. Je n’ai pas envie de le faire. La seule chose que j’ai dite c’est que j’ai un certain nombre de compétences, et si ces compétences pouvaient servir à des politiques, pour aider le pays à retrouver le bon chemin, je le ferais. Mais je ne le ferai pas en tant que politique, je ne le ferai pas dans un poste défini, je le ferais uniquement dans une base de l’aide à des personnes qui ont envie de redresser le pays.

On va conclure : il y a l’avenir lointain, il y a l’avenir immédiat. Après cette offensive médiatique marquée par de nombreuses interviews, vous allez aussi rentrer chez vous, à la maison, dans votre logement de fonction ?

Je vais rentrer chez moi, j’ai beaucoup de choses à faire, d’ailleurs. Je continuerai à expliquer la situation, je ne laisserai pas les mensonges continuer à être assénés. Je vois très clairement aujourd’hui, au bout de nombreux entretiens et de nombreuses informations qui ont été communiquées, tout le scénario qui a été joué, comment il a été joué, par qui il a été joué. Et je vais en parler très clairement.

Monsieur Ghosn, ce n’est pas une question annexe : c’est dans un logement de fonction ?

Non, il n’y a pas de logement fonction. Vous parlez de la maison que j’habite.

ll n’y a pas de maison de Nissan ?

Non, pas du tout. Il y a un litige sur cette maison, et ce litige sera tranché par la justice.

Il y a aussi un combat judiciaire qui est à venir. Merci en tous cas d’avoir répondu à nos questions, Carlos Ghosn, sur Europe 1.