C’était au milieu de la nuit, ce fameux soir du 13 novembre 2015. Alors que le ballet des ambulances et des voitures de police battait son plein, François Hollande avait pris la parole, les traits tirés et la voix grave. Pour faire face à la plus importante vague d’attentats depuis la Libération – 130 personnes abattues alors qu’elles écoutaient un concert de rock au Bataclan, buvaient un verre à la terrasse d’un café ou se rendaient à un match de foot au Stade de France – le président de la République annonçait la fermeture des frontières et l’instauration de l’état d’urgence. Parmi les mesures emblématiques de ce régime d’exception, instauré pendant la guerre d’Algérie, la possibilité de procéder à des assignations à résidence et des perquisitions administratives, de jour comme de nuit, sans autorisation a priori de l’autorité judiciaire.
Depuis, les frontières ont été rouvertes mais l’état d’urgence est sans cesse prorogé. Il le sera probablement une cinquième fois, au mois de janvier, lorsque celui actuellement en vigueur se terminera. Manuel Valls a annoncé ce mardi devant l'Assemblée nationale que l'exécutif s'apprêtait à en faire la demande. "Il est difficile aujourd'hui de mettre fin à l'état d'urgence. D'autant plus que nous allons nous engager dans une campagne présidentielle dans quelques semaines avec des meetings, avec des réunions publiques. Donc il faut aussi protéger notre démocratie", expliquait-il ce week-end, lors d’une interview à la BBC. La nouvelle n’a surpris personne. Peu de voix, que ce soit dans la majorité ou dans l’opposition, se sont élevées.
Un bilan mitigé. Le dernier rapport parlementaire sur l’état d’urgence, comme celui de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2015, ont pourtant tous deux pointé les limites de ce dispositif. Sur les 4.071 perquisitions administratives réalisées sur toute la période*, 3.427 l’ont été pendant les trois premiers mois. Même cas de figure pour les assignations à résidence. 95 sont toujours en vigueur sur un total de 652. "L’état d’urgence a été très efficace dans les premières semaines", analyse Sébastien Pietrasanta, député PS, rapporteur de la commission d’enquête. "Il a permis de jouer sur la surprise et de mettre un coup de pied dans la fourmilière avant qu’ils aient le temps de s’organiser." Dans leur rapport publié en juillet, les députés notaient néanmoins que seules 31 infractions "susceptibles de se rattacher au terrorisme" avaient été constatées lors de ces perquisitions. Parmi elles, seules six ont pu être initiées du chef d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Les autres concernent des faits d’apologie ou de provocation au terrorisme.
Au-delà même de son efficacité, certains reprochent à ce dispositif d’avoir été dévoyé. Au nom de l’état d’urgence, des militants écologistes de la Cop21 ou des opposants à la loi travail ont été assignés à résidence. Ce régime spécial, qui a vocation à lutter contre le terrorisme, est-il devenu un nouvel outil de maintien de l’ordre ? Ses opposants avancent que les perquisitions administratives ont servi à démanteler des réseaux de drogue ou des trafics variés. "Quand on récupère des armes de guerre par exemple, servent-elles au trafic, à un braquage ou au terrorisme ?", s’interroge Sébastien Pietrasanta. Pour lui, cet argument ne tient pas car "les enquêtes ont montré que les réseaux entre les délinquants de droit commun et le terrorisme sont parfois très imbriqués." En revanche, le député dénonce les assignations à résidence qui durent depuis de longs mois et qui vont à l’encontre de la présomption d’innocence et donc de la Constitution. "Si on n’est pas capable en un an de prouver qu’une personne représente un danger, on ne peut pas le garder." En clair : s’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour présenter une personne à la justice, on ne peut le retenir contre son gré.
"Un consensus républicain" pour mettre un terme à l’état d’urgence. Mais en plein contexte électoral, quel parti osera voter la levée de l’état d’urgence ? "Il faudra un véritable consensus républicain, au-delà des clivages politiques pour y mettre un terme", estime Sébastien Pietrasanta. Le souvenir du 14 juillet est encore vivace. Le matin, François Hollande avait annoncé son intention de lever le dispositif après le succès de l’Euro de football et du Tour de France. Quelques heures plus tard, un djihadiste fauchait 86 personnes sur la promenade des Anglais à Nice. Même si les mesures d’exception n’ont pas permis d’empêcher ce nouvel attentat, l’état d’urgence a été reconduit pour six mois pour prévenir d’éventuelles "répliques". "La dimension de communication n’est pas négligeable", juge le criminologue Alain Bauer. "C’est un moyen pour le gouvernement de montrer qu’il reste mobiliser sur le sujet."
Ce qui devait rester temporaire deviendra-t-il permanent ? A l’image, par exemple, du "plan Vigipirate". Depuis les attentats de Londres en 2005, l’alerte rouge est permanente. Depuis les attentats de Charlie Hebdo, en janvier 2015, elle s’est muée en "alerte attentat". "On peut tout à fait imaginer vivre encore longtemps dans ce régime d’état d’urgence relativement light", assure Alain Bauer. Light ? "Toutes les dispositions de l’état d’urgence ne sont pas appliquées. Le droit de manifester reste en vigueur, les restrictions de circulations ne sont pas appliquées…"
Parallèlement, pourtant, des mesures ont été prises pour lutter contre le terrorisme. Les moyens financiers et humains alloués aux services de police ou de renseignements ont été augmentés. La loi du 3 juin a fait entrer dans le droit commun un certain nombre de dispositions de l’état d’urgence. Après autorisation du juge des libertés et de la détention, le procureur pourra désormais ordonner des écoutes téléphoniques, de la vidéosurveillance, des captations de données informatiques ou des perquisitions de nuit. Autant d’outils jusqu’ici réservés au juge d’instruction dans le cadre d’une information judiciaire. De même, les personnes de retour du "théâtre des opérations de groupement terroristes" mais contre lesquelles il n’y a pas suffisamment d’éléments pour justifier une mise en examen pourront être assignées à résidence pendant un mois.
*Chiffres du ministère de l’Intérieur, couvrant la période 14 novembre 2015 – 26 octobre 2016