Jean Perrin attend toujours des condoléances des ex-dirigeants de France Télécom, onze ans après le suicide de son frère technicien, Robert. Mais à leur procès pour "harcèlement moral", les prévenus ont rejeté lundi toute responsabilité, sans exprimer le moindre regret.
Un témoignage fort
Jean Perrin est venu avec une photo de son frère pour la montrer aux prévenus. Sur le cliché : un homme souriant, d'une cinquantaine d'années. "Mon frère était très fort physiquement, psychiquement. Je ne comprends toujours pas", dit-il. Son frère s'est suicidé chez lui par arme à feu le 17 mai 2008. Deux ans plus tard, France Télécom a reconnu que le suicide était "un accident du travail".
Jean Perrin est d'autant plus à l'aise pour parler de France Télécom que lui-même travaille pour l'entreprise, devenue Orange en 2013. Les deux frères étaient dans le même service, à la direction territoriale Est à Strasbourg. Robert Perrin travaillait pour les lignes spécialisées louées à des clients importants. Mais ce service a subi de plein fouet l'arrivée de l'ADSL, ce qui a engendré une vaste réorganisation. Le bureau a déménagé. Les horaires ont changé : le manager "les révisait chaque jour", affirme Jean Perrin.
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"L'ambiance de travail était oppressante. La réorganisation qui a touché notre service a fait souffrir bon nombre de collègues. Plusieurs ont pris des antidépresseurs", raconte-t-il. "Il faudrait que les prévenus fassent un mea culpa et arrêtent d'être dans le déni", conclut-il.
"Qui a décidé du changement d'horaires ?", interroge la présidente Cécile Louis-Loyant. La question semble simple, mais lance pourtant un long débat. Face aux réponses confuses, la magistrate insiste, agacée : "Mais enfin, il y a bien quelqu'un qui a eu l'idée ?" "Vous avez du mal à comprendre", lui oppose sèchement Louis-Pierre Wenès, qui était directeur des opérations France, de fait numéro 2 de l'entreprise. Il nie toute intervention. De même, il nie avoir eu connaissance des suicides. "Ils ne me sont pas remontés. C'est traité au niveau local."
"Quel gâchis"
Quinze jours avant Robert Perrin, un autre employé, également technicien de la direction Est, a mis fin à ses jours, Jean-Marc Régnier. "Vers 18h45, il m'a dit: 'Je vais faire un tour à l'étang. A tout à l'heure'", raconte son épouse Ghislaine Régnier au tribunal. Leur fils a découvert son corps le lendemain. Quelques jours plus tôt, son médecin lui avait délivré un arrêt de travail pour "stress professionnel, angoisse, insomnie".
Jean-Marc Régnier dépannait les lignes analogiques des particuliers. Mais là encore, le passage au numérique a bouleversé sa vie professionnelle. Il a commencé un parcours de professionnalisation de "technicien intervention client multi-service". "À chaque retour de stage, il me disait qu'il n'y arrivait pas", raconte son épouse. Au retour d'une formation à Bordeaux, "il n'était plus le même". "J'en peux plus. Ils me font chier", lui avait-il confié. Mais il ne voulait pas arrêter de crainte d'être muté sur une plateforme téléphonique. "À ce moment là, la hiérarchie voulait absolument que les techniciens passent à l'ADSL, pourtant son poste existe toujours aujourd'hui. Quel gâchis !", déplore la veuve.
"Le métier existe encore ?", rebondit la présidente. "Oui. C'était une formation de précaution", répond Didier Lombard, l'ex-PDG. "Il fallait préparer les techniciens à ce qui pouvait arriver." Et quelles mesures ont été prises pour les salariés en difficulté lors des formations ? "Je ne connais pas le détails dans ce cas d'espèce. Mais cela fait partie du rôle du formateur de détecter ceux qui semblent en difficulté", répond Olivier Barberot, l'ex-DRH.
Pour cette première audience consacrée aux suicides d'employés, le tribunal s'est également penché sur le cas d'André Amelot, qui s'est pendu à son domicile le jour où il devait reprendre le travail après un arrêt-maladie consécutif à une précédente tentative de suicide. Lui aussi s'est donné la mort en mai 2008. Le procès se poursuit mardi avec d'autres témoignages de parties civiles.