Chris Froome est-il "trop fort pour être clean ?". L'interrogation date du 14 juillet 2015. Elle est signée… Lance Armstrong, lui le paria, banni à vie du monde du cyclisme après des révélations de dopage. Deux ans et demi plus tard, ces propos résonnent de façon toute particulière. Car le coureur de la Sky, quatre fois vainqueur du Tour de France, est aujourd'hui confronté à un contrôle antidopage "anormal", qui a révélé, lors de sa victoire dans la Vuelta en septembre, une concentration de salbutamol (anti-asthmatique) deux fois supérieure au seuil autorisé. Si la procédure n'a pas encore rendu son verdict, ce résultat jette le trouble sur le Britannique, dont les performances ont depuis longtemps déjà éveillé les soupçons.
1. Clearly Froome/Porte/Sky are very strong. Too strong to be clean? Don't ask me, I have no clue.
— Lance Armstrong (@lancearmstrong) 14 juillet 2015
"Clairement, Froome, Porte et Sky sont très forts. Trop forts pour être propres ? Ne me demandez pas, je n'ai pas d'indice."
- 2011-2012 : premières interrogations
Jusqu'en 2011, Christopher Froome n'est qu'un cycliste anonyme. Pour lui, tout commence ou presque sur le Tour d'Espagne 2011. Le Britannique d'origine kényane se révèle aux yeux du grand public dans la roue de son compatriote et coéquipier Bradley Wiggins, avant de confirmer l'année suivante, sur le Tour de France. Selon Frédéric Portoleau, ingénieur en mécanique des fluides, le coureur développe alors une puissance de 415 watts en moyenne dans les derniers cols de haute montagne. Un chiffre supérieur aux 410 watts moyens qu'Antoine Vayer, ex-entraîneur de l'équipe Festina entre 1995 et 1998, considère comme le seuil de dopage "avéré".
- 2013 : des performances "quasi-mutantes" jettent le trouble
Les soupçons se renforcent un peu plus lors du Tour 2013. Dans une chronique pour le journal Le Monde, le même Antoine Vayer enregistre une puissance de quelque 446 watts dans la première étape de montagne vers Ax 3 Domaines. "Une performance quasi-mutante" semblable à celles de Jan Ullrich ou Lance Armstrong en 2003. Problème : tous les deux ont été convaincus de dopage par la suite. Si l'interprétation de ces données est contestée par certains – et qu'elles n'ont pas valeur de preuves -, la suspicion s'installe.
D'autant que quelques jours plus tard, dans le Mont Ventoux et son terrible dénivelé, bis repetita : "Froomey" place une attaque de folie et scotche ses plus féroces concurrents au bitume. Logiquement, lors d'une conférence de presse organisée le lendemain, les questions sur le dopage affluent : Froome doit répondre de ses exploits insensés. Fidèle à sa devise, lui préfère souligner son travail de préparation : "Je trouve ça triste d'être assis là, au lendemain de la plus grande victoire de ma carrière, et de parler de dopage. Mes équipiers et moi-même avons passé des semaines loin de chez nous, à nous entraîner, à nous tuer au travail… Et on m'accuse d'être un tricheur et un menteur, ce n'est pas cool", se défend-il.
Du côté de la Team Sky, on ne goûte pas vraiment à la situation. "En gros, vous me demandez comment vous prouver que nous ne nous dopons pas ? Vous allez tous poser la même question. On se creuse le cerveau chaque jour, on cherche la manière optimale pour vous prouver qu'on ne se dope pas", argue le manager de l'équipe, Dave Brailsford. Et l'entraîneur de continuer, un peu maladroitement. "Les gens aimeraient qu'on rende publiques nos données. Je ne pense pas que les diffuser telles quelles serait la bonne chose à faire", lance-t-il à la presse, plaidant néanmoins pour une utilisation approfondie du passeport biologique. "On pourrait encourager l'AMA (Agence mondiale antidopage) à venir vivre avec nous, regarder nos données, avoir accès à tous les dossiers d'entraînement, les comparer aux résultats sanguins, au poids, toutes ces données qu'elle pourrait avoir sur une base régulière… L'AMA serait une bonne instance pour rassembler ces informations et pourrait dire au monde si c'est crédible ou non", propose alors Dave Brailsford.
- L'épineuse question des prescriptions médicales
Mais le mal est fait : chaque course de Froome est désormais scrutée avec attention, sans que les coups de pédale du Britannique ne puissent chasser la polémique. En mai 2014, par exemple, Froome remporte le Tour de Romandie avec, à l'appui, une prescription médicale qui lui permet de recevoir des corticoïdes pour soigner son asthme. L'AUT (autorisation à usage thérapeutique) a été délivrée sous couvert du médecin de l'Union cycliste internationale (UCI), le Dr Zorzoli. Par la suite, la fédération internationale modifiera la procédure pour éviter toute dérive potentielle.
Pour explication, Froome révèle alors qu'il souffre d'asthme depuis l'enfance et qu'il doit à certaines périodes employer ce type de médicaments sur de brèves périodes. Après sa victoire dans la Grande Boucle 2015, le Britannique précise toutefois avoir renoncé à utiliser des corticoïdes pendant la course afin de ne pas alimenter la suspicion.
- Une image entachée auprès du public
Mais la polémique revient au galop. Notamment lorsque la Sky réalise un doublé, avec l'Australien Richie Porte deuxième, dans les Pyrénées, le 14 juillet 2015. Les images sont si impressionnantes que certains téléspectateurs ont du mal à y croire. Quatre jours plus tard, un spectateur lui jette à la figure une tasse remplie d'urine, en criant "dopé !". Selon le champion, ces réactions sont le résultat "de reportages irresponsables".
Loin de l'image de gendre idéal qu'il traîne dans le peloton, Chris Froome ne jouit pas vraiment de la même popularité aux yeux du public. Le 14 juillet 2016, il est sifflé par la foule au moment de recevoir son maillot jaune. Un an plus tard, au moment de s'élancer du Vélodrome de Marseille pour disputer le contre-la-montre individuel, nouvelle bronca. Le coureur, qui s'assure ce jour-là d'un quatrième sacre sur le Tour, refuse d'y voir les manifestations d'un quelconque doute. "Je pense que c’est parfaitement normal avec un Français (Romain Bardet, ndlr) en deuxième position, à 23 secondes. On était au cœur de Marseille, on terminait dans un stade de football, ce n’est pas surprenant. Je ne leur en veux pas."
- Chris Froome, l'apôtre de la propreté
Évidemment, Chris Froome n'a cessé de clamer sa probité, se faisant même le porte-parole d'un cyclisme propre. "J'ai parlé avec la CIRC (commission d'enquête sur le dopage des années passées, ndlr), j'ai fait des suggestions au gouvernement du cyclisme pour qu'on ait des contrôles la nuit. Je me suis exprimé aussi quand on n'a pas eu à Tenerife le nombre de contrôles qui me paraissait suffisant pour les favoris du Tour de France (…) "Ce serait différent si j'avais quelque chose à cacher. Mais je suis fier d'être arrivé à ce niveau en étant propre. Je comprends que les questions (sur le sujet du dopage, ndlr) sont liées à l'histoire de notre sport. Mais il faut me respecter, j'ai travaillé dur pour être là où je suis."
Pour se défendre, le coureur peut aussi compter sur ses collègues. Parmi eux, Alberto Contador, déjà suspendu par le passé pour dopage, clamait en 2013 qu'il n'y a "pas de raison de douter de lui". "J'ai pleine confiance en ses performances", ajoutait même le coureur espagnol. "Pourquoi douter, les contrôles sont quotidiens. C'est un grand professionnel", assure alors le "Pistolero" dans une interview à l'AFP. David Walsh, pourtant connu pour avoir été un des premiers à remettre en cause la domination de Lance Armstrong dans son livre-enquête LA Confidentiel, ne dit pas mieux, dans une chronique publiée dans le Sunday Times sous le titre "Pourquoi je crois en Chris Froome".
Après avoir vécu en immersion dans l'équipe Sky pendant trois semaines, le journaliste irlandais assure avoir assisté à des discussions "rassurantes", dont une avec le deuxième médecin de l'équipe, Richard Freeman, sur le Tour d'Italie. Impressionné par les performances de son cycliste sur le Tour d'Espagne 2011, le docteur lui aurait révélé avoir enquêté sur les données sanguines de son coureur pour en conclure à une absence de manipulation. Reste que le Sunday Times est détenu par Rupert Murdoch, qui a également des intérêts chez… la Sky.
- La Sky et ses zones d'ombres
Et si la formation, depuis sa création en 2010, s'est toujours fait le chantre de l'antidopage, les anicroches se sont multipliées depuis. D'abord autour du médecin belge Geert Leinders, embauché à temps partiel entre 2010 et 2012, et suspendu à vie début 2015 par les autorités antidopage américaines pour de "multiples violations" des règles lorsqu'il opérait dans l'équipe Rabobank de 1996 à 2009.
Mais plus encore autour des affaires Wiggins, rattrapé par les soupçons bien après sa victoire dans la Grande Boucle 2012. Les hackers "Fancy Bears" ont dévoilé qu'il avait eu recours à plusieurs reprises, à des moments-clé de la saison (Tours 2011 et 2012, Giro 2013), à du triamcinolone, un puissant corticoïde, afin de soigner de l'asthme sous prescription médicale. L'agence antidopage britannique (UKAD) a finalement jeté l'éponge en novembre dernier, après quatorze mois d'effort, "en raison d'un manque de preuve". En parallèle, Shane Sutton, entraîneur de la Sky entre 2010 et 2012, a reconnu avoir utilisé certains médicaments nécessitant une autorisation à usage thérapeutique. Tout en ajoutant : "Il ne faut pas franchir la ligne rouge, et nous ne l'avons jamais fait."
C'est ce que Chris Froome devra lui aussi s'efforcer de prouver devant les officiels de l'antidopage. Le quadruple vainqueur du Tour a assuré avoir "suivi les conseils du médecin de l'équipe" pour augmenter son dosage face à une aggravation de son asthme. Alors qu'il a annoncé qu’il participerait au Tour d’Italie en mai 2018 avant, sans doute, de tenter de décrocher une cinquième victoire sur le Tour de France en juillet prochain, "Froomey" pourrait voir la suite de sa carrière menacée. À 32 ans, il encourt une sanction pouvant aller de l'avertissement à une suspension de l'ordre de deux ans.
Des soupçons de dopage mécanique
À plusieurs reprises, Chris Froome a également été soupçonné de dopage mécanique. La dernière fois, c'était en septembre, après qu'une vidéo le montre avancer tout seul après son arrivée à l'issue de la 12ème étape de la Vuelta, une semaine avant son fameux contrôle antidopage…