"En 55 ans de carrière, je n'ai jamais vu un tel joueur", "Il est le joueur le plus complet au monde", "Luka ne joue pas au football, il le prêche !" Les héros croates du Mondial 1998, du sélectionneur Miroslav Blazevic aux anciens joueurs Slaven Bilic et Mario Stanic, sont unanimes : Luka Modric est un génie. Depuis le début de la Coupe du monde en Russie, le n°10 de la sélection au damier, finaliste face aux Bleus dimanche, leur donne raison.
Buteur (sur penalty) face au Nigeria puis contre l'Argentine au premier tour (d'une magnifique frappe), Modric, 32 ans, a ensuite été l'âme autant que le moteur d'une Croatie passée par la prolongation pour se qualifier aux dépens du Danemark, de la Russie puis de l'Angleterre. Le tout, quelques semaines seulement après avoir décroché une quatrième Ligue des champions en cinq saisons avec le Real Madrid, ce qui en fait un candidat logique pour le prochain Ballon d'Or. Mais si le joueur fait l'unanimité, ce n'est pas le cas de l'homme…
Zadar, là où tout a commencé. La carrière de Luka Modric footballeur commence à Zadar, ville côtière au bord de l'Adriatique. Elle commence aussi dans la douleur et le fracas de la guerre d'ex-Yougoslavie.
Né à Zadar en 1985, Modric a grandi dans un village à une quarantaine de kilomètres de là, avant d'y revenir, réfugié de guerre et contraint de loger dans un hôtel avec sa famille. Rencontré par Europe 1, Vélé, qui tient un magasin de sport près du stade où Modric a débuté, raconte ses débuts dans sa ville natale. "C'était évident qu'il avait quelque chose de spécial avec la balle, mais les temps étaient difficiles…", se souvient-il. "Ce qu'on a subi à cette époque, c'est notre force aujourd'hui. Nous n'avons peur de personne et Modric est notre leader."
Marijan Buljat, ami et ancien équipier de Modric à Zadar, insiste : "Un garçon qui s'entraînait sous les bombes et qui a grandi pendant la guerre, ne connaît pas la peur. C'est horrible de connaître ça. Mais au final, cela lui permet de rester solide dans toutes les circonstances. Cela est pour beaucoup dans le fait qu'il n'a peur de rien et qu'il est devenu l'un des meilleurs joueurs du monde." D'autres habitants, comme Goran, décrivent celui qui est surnommé "le fils de Zadar" comme quelqu'un d'"humble", avec lequel on peut discuter autour d'un café.
Zagreb, un levier autant qu'un poids. Modric a quitté Zadar à 16 ans pour la capitale, Zagreb, et le grand club du pays, le Dinamo. Lors des deux premières saisons, Modric est prêté au club bosnien du Zrinjski Mostar, où il se révèle, puis à l'Inter Zapresic, en Croatie. De retour au Dinamo Zagreb en 2005, il en devient l'un des joueurs majeurs, enchaînant les titres de champion. Il y fait aussi la connaissance de Zdravko Mamic, qui a fait son entrée dans l'organigramme du Dinamo quelques années plus tôt, avant d'en devenir un acteur majeur. À la fois dirigeant du club et agent de joueurs, ce proche du HDZ, le parti nationaliste en Croatie, place le club sous sa coupe, pour ne pas dire l'ensemble du football croate.
Mamic, qui a souvent fait parler de lui pour des violences et des intimidations en tous genres, a été condamné en juin dernier à six ans et demi de prison au terme d'un procès pour corruption et pour des malversations lors de transferts de joueurs, dont celui de… Luka Modric, du Dinamo Zagreb au club anglais de Tottenham, en 2008.
Inculpation pour faux témoignage. Ce procès a touché directement Modric, devenu depuis 2012 l'un des rouages essentiels du Real Madrid. En mars dernier, il a été inculpé par la justice de son pays pour faux témoignage présumé, en faveur de Mamic. Il est reproché au capitaine de la sélection d'avoir expliqué devant la justice la signature d'un accord avec Mamic dès 2004, prévoyant qu'il lui verse la moitié des primes de transferts qu'il recevrait par la suite. Alors qu'il avait déclaré il y a trois ans, en 2015, que cette annexe avait été antidatée et signée alors qu'il évoluait déjà à Tottenham…
Modric risque théoriquement jusqu'à cinq ans de prison. On a bien dit théoriquement. Car avant le quart de finale face à la Russie, la présidente de la Croatie, Kolinda Grabar Kitarovic, a assuré Modric de "son soutien particulier". "Je crois qu'il va briller. Et que nous serons fiers de lui, mais aussi de tous ses équipiers."
S'il a le soutien du plus haut sommet de l'État, ce qui pourrait lui valoir immunité, Modric a divisé le pays ces dernières semaines du fait de son implication dans le scandale Mamic. "Luka, tu te souviendras de ce jour", a notamment été tagué sur l'entrée de l'hôtel de Zadar, où sa famille avait vécu pendant la guerre. Et en dehors de Zadar et de Zagreb, il n'est pas sûr que Modric jouisse partout de la même popularité. Lors du dernier Euro, des supporters de l'Hadjuk Split, rivaux de ceux du Dinamo Zagreb, s'étaient ainsi fait remarquer en perturbant le match de la sélection face à la République tchèque, en lançant des fumigènes. Ils souhaitaient ainsi protester contre les instances et celui qui était alors vice-président de la Fédération, le fameux Mamic, aujourd'hui réfugié en Bosnie pour échapper à la justice de son pays.
La question des liens entre Modric et Mamic a rapidement été évacuée des conférences de presse de la sélection au damier, en Russie. Motus et bouches cousues. Désormais, les réponses du staff et des joueurs ne concernent que le terrain, là où Modric excelle par son petit jeu et sa clairvoyance. "Il a travaillé très bien et très dur pour être à ce niveau, c'est notre capitaine, notre leader et nous le suivons", a salué l'attaquant Mario Mandzukic, qui avait évolué avec Modric au Dinamo Zagreb. Le sélectionneur de la Croatie a également couvert de louanges son joueur après la demi-finale face à l'Angleterre.
"Il est à l'apogée de sa carrière". "Après sa superbe saison avec le Real Madrid, il a gagné trois Ligues des champions consécutives, il continue de sprinter pendant 116 minutes, il dirige l'équipe, je pense que c'est l'homme de la compétition et qu'il mérite de gagner le trophée (du meilleur joueur, ndlr) (…) Personne ne serait plus heureux que moi si Luka gagnait le Ballon d'Or. Il a tout gagné avec son club, mais il y a cette armoire à trophées restée vide avec sa sélection… Il est à l'apogée de sa carrière, et je suis sûr qu'il mériterait de le gagner", a confié Zlatko Dalic, que Modric aurait contribué à placer à la tête de l'équipe nationale à l'automne dernier, quand la sélection luttait pour aller au Mondial.
Depuis, la Croatie s'est qualifiée via les barrages, avant de réaliser en Russie le parcours historique que l'on sait aujourd'hui, avec, à la baguette, un joueur d'exception. Dimanche, si l'équipe au damier s'impose, ce sera aussi le triomphe de Modric, joueur virtuose d'1,72 m mais personnage ambivalent.