"Son mystère plane encore. Il y a beaucoup de questions auxquelles Karl Lagerfeld n'a pas répondu." Cette affirmation est signée d'une personne qui vient pourtant d'éclaircir un grand nombre des mystères de la vie du couturier, la journaliste Marie Ottavi. Elle signe Karl, une biographie qui ambitionne de démêler le vrai du faux dans le récit de la vie de Karl Lagerfeld. Car l'image du styliste de Chanel est à la fois nette et flottante. Elle se dessine à longueur d'articles vantant un homme aux multiples visages et aux vérités changeantes que de répétitives interrogations échouent souvent à éclaircir.
À commencer par sa naissance, à Hambourg en Allemagne. Le 10 septembre 1938. Ou bien est-ce 1935 ? ou 1933 ? Le jeu de piste autour de l'année où il a vu le jour occupa longtemps les commentateurs. Jusqu'à ce qu'un quotidien allemand publie son acte de baptême : en 1933 donc. Ce qui n'empêchera pas Lagerfeld de continuer à semer le trouble en affirmant que sa mère avait modifié la date sur le document. "Je ne suis même pas né le 10 septembre", affirmera-t-il.
"Un premier mensonge qui va déterminer tous les autres"
"Dans mon livre, je publie une copie d'un de ses passeports qui date des années 1970, où l'on voit que Karl a, à la main, réécrit son passeport pour réécrire la date", explique Marie Ottavi dans Historiquement vôtre. "Ça allait très loin. Ils avaient, avec sa cousine, décidé très jeune de se rajeunir de cinq ans. Sur sa pierre tombale à elle, il y a encore la fausse date de naissance. C'est le premier mensonge qui va déterminer probablement tous les autres."
"C'est ça qui est fascinant avec lui. C'est un personnage ultra médiatique, mais qui arrive derrière ses aphorismes, ses citations, ses centaines d'interviews que j'ai pu lire de lui, à toujours masquer son moi profond", poursuit la journaliste. "D'ailleurs, il détestait la psychanalyse et refusait de s'allonger sur un divan. Pour lui, revenir vers son passé et regarder en arrière, c'était déjà admettre aussi un passé un peu funeste avec ses parents."
"Ça explique aussi le fait qu'il se rajeunit de 5 ans. Ce n'est pas qu'une coquetterie, même si ça l'est aussi. C'est une façon de ne pas répondre à des questions sur le fait qu'il aurait connu la guerre. Pour lui, c'était impossible à réaliser", estime Marie Ottavi. "Il est né en 1933, qui est une année terrible pour le peuple allemand. C'est l'avènement du nazisme. Et il en veut aussi probablement à ses parents et que son père est la figure tutélaire de sa vie, même s'il est très marqué par sa mère. Pour lui, c'est la faille originelle."
Être né en 1938 comme Karl Lagerfeld l'a longtemps affirmé, attesterait donc de ce qu'il a répété à l'envie sur une enfance durant laquelle il n'aurait pas vraiment subi la guerre ou les affres du nazisme. Pourtant, il a bien vu flotter les drapeaux ornés de croix gammées. Il a bien vu les réfugiés affluer quand l'Allemagne était aux abois. Il a bien dormi dans une grange derrière sa propre maison quand les Alliés ont réquisitionné la demeure familiale. En a-t-il souffert ? Sûrement. Alors autant effacer cette enfance qu'il a toujours qualifié d'ennuyeuse, simplement occupée à dessiner, à lire et, déjà, à se vêtir avec élégance.
Peu d'amis, deux grands ennemis
Karl Lagerfeld a donc 20 ans (et non 15 ans comme il l'affirme) lorsqu'il arrive avec sa mère à Paris, en 1952. Karl Lagerfeld remporte l'année suivante le premier prix d'un concours de mode, ex-æquo avec d'autres jeunes créateurs, dont un certain Yves Mathieu-Saint-Laurent, que l'on connaîtra bientôt sous le nom d'Yves Saint Laurent. Premiers pas dans la mode et début d'une relation avec le futur grand couturier, qui entre amitié, jalousie et rivalités, fera elle aussi couler beaucoup d’encre.
"Karl était très proche de Saint Laurent à leurs débuts", confirme Marie Ottavi. "Mais la mode n'est pas vraiment un monde très amical. Les médisances sont presque culturelles dans le milieu de la mode. Il n'y a pas vraiment une bande d'amis. Yves Saint Laurent, par exemple, s'intéresse à très peu d'autres couturiers créateurs. Lagerfeld va quand même se rapprocher de Galliano quand il est au top. Pour ensuite être assez dur avec lui quand il va chuter."
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Selon la journaliste, Karl Lagerfeld a surtout "deux grands ennemis". "Pierre Bergé, à qui il en veut beaucoup. Pour lui, il l'a séparé de Saint Laurent, son premier ami. Et Azzedine Alaïa", explique-t-elle. "Il va être très dur avec eux. Vraiment sans pitié. Il n'y a pas de politiquement correct. Les piques qu'il peut dire en privé, il va les dire aussi publiquement dans des interviews."
"Il est très ambivalent et c'est ça que je voulais montrer dans cette biographie : les gens qui l'ont côtoyé et l'ont aimé voyaient bien qu'ils pouvaient être très dur, très arrogant. C'est l'image qu'il voulait donner. C'est la première image que le grand public a de lui : quelqu'un de sévère et cassant, très éloquent", observe la biographe. "Mais c'est aussi quelqu'un d'extrêmement drôle, qui respectait tout et tout le monde dans son studio. Il avait un profond respect pour ces gens qui n'avaient pas de pouvoir, comme les petites mains."
Un père fantasmé par rejet de la vérité
Karl Lagerfeld devient rapidement un brillant styliste. Il entre dans diverses maisons, Balmain, Patou puis un peu plus tard Chloé, Fendi et d’autres, conscient que l’avenir est au prêt-à-porter plutôt qu’à la haute-couture. Ce qui ne l'empêche pas de prendre les rênes de la Maison Chanel, à laquelle il redonne ses lettres de noblesse dans les années 1980.
Avant Chanel, entre les années 1950 et 1970, Karl travaille beaucoup et fréquente le tout Paris. Il brille par son esprit, son immense culture et ses airs de noble du 18e siècle que son inimitable accent vient parfaire. Il est après tout un aristocrate ! Son père est un baron danois… Ou plutôt suédois comme il l'affirme ensuite.
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En réalité, son père n'est ni baron, ni suédois, mais un riche industriel, bien allemand. S'il est sûrement utile de se donner des origines scandinaves plutôt que germaniques dans la France d'après-guerre, il est aussi commode de parer aux éventuelles questions sur les quelques compromissions avec le régime nazi, qui furent elles bien réelles.
"On a découvert très récemment que ses parents avaient été quand même impliqués dans des associations nazies', confirme Marie Ottavi. "Son père, pour continuer à produire du lait, avait été un peu dans l'obligation d'intégrer des groupements nazis. C'est une chose que Karl Lagerfeld a toujours cachée."
"Au lieu d'assumer d'être victime de cette mère brutale, il en fait une ligne de vie"
Ce père, Karl Lagerfeld semble vouloir en minimiser l'importance, décrivant un homme lointain et absent. Un homme qui l'a pourtant sûrement influencé dans son rapport à la réussite et au travail incessant. Un homme polyglotte qui a eu mille vies, entre Allemagne, Venezuela et Russie. "Karl Lagerfeld est très dur avec ses parents, mais il sait très bien jouer avec ça. Il sait parfaitement ce que ça va provoquer dans l'esprit des gens", avance Marie Ottavi.
"Son père est presque trop gentil pour qu'il puisse le respecter", analyse-t-elle. "Tous les témoins me disent que le père de Karl Lagerfeld, Otto Lagerfeld, était un homme assez bon, généreux, plutôt bonhomme, très pris par ses affaires."
La personne dont Karl Lagerfeld parle le plus est sa mère. Fut-elle une grande bourgeoise ? Une aviatrice ? Une habituée des nuits berlinoises des années folles ? Elle est en tous cas, selon les dires du styliste, une mère castratrice, à la limite de la cruauté. Une femme dure, ironique, acerbe, égoïste, bien que parfois généreuse. On dirait qu'il brosse là un portrait de lui-même. Et si terrible qu'elle ait pu être, le grand couturier l'accueillera longtemps à ses côtés. Et c'est dans le château qu'il a acquis en Bretagne qu'elle s’éteint en 1978.
"Sa mère était assez raide. Il y a des gens qui me disent elle n'était pas aussi dure que ce qu'il décrivait. Mais d'autres m'ont quand même confirmé que c'était une femme sévère avec de l'esprit", précise l'autrice de Karl. "Karl Lagerfeld raconte à quel point elle est difficile. Mais au lieu d'assumer d'être victime de cette mère qui est vraiment brutale, il en fait une ligne de vie. Elle a beaucoup de phrases définitives. Il va en faire des mottos qu'il va suivre tout au long de sa vie."
"Il a failli être congédié de chez Chanel"
Le succès aidant, Karl saute d'une demeure à l'autre, comme il jongle avec les langues, lui qui parle couramment anglais, allemand et français. Chaque idiome lui permet de raisonner différemment. Cette capacité à changer de langue, de mode de pensée, d'environnement domestique autant que professionnel, témoigne que Karl Lagerfeld déteste l'immobilité. "Le changement est la façon la plus saine de survivre", dira-t-il. Ce qui ne l'empêchera pas de connaître un grand passage à vide.
"À la fin des années 1990, c'est un peu compliqué pour lui chez Chanel", estime pudiquement Marie Ottavi. "Bruno Pavlovsky, qui est à la tête de Chanel, m'expliquait qu'il a même failli être congédié, parce qu'il n'arrivait plus à suivre les tendances. Arriver à tenir aussi longtemps, c'est déjà complètement exceptionnel. Souvent, les créateurs, les grands couturiers ont dix ans. Il va durer beaucoup plus longtemps. Peut-être en marquant moins à la mode que Saint-Laurent. Mais en tout cas, il va durer. Qu'il ait été en faiblesse chez Chanel, on ne le savait pas. C'était complètement tu. Personne ne l'admettait jusque-là."
"Je ne veux pas être une réalité dans la vie des autres"
"Il se reprend en main, perd énormément de poids, devient la figure qu'on connaît maintenant désormais et qui a réussi à marquer les esprits", complète la biographe. "Mais il a quand même eu de l'embonpoint pendant pas mal d'années. Il va faire ce que j'appelle en plaisantant sa 'remontada'. Il va multiplier les défilés, proposer à Chanel d'en rajouter deux par an, faire des choses de plus en plus spectaculaires. Il va travailler énormément sur l'image. Elle est au cœur de la mode aujourd'hui, c'est ce qui fait gagner beaucoup d'argent aux groupes. Lui a toujours eu le sens de ça."
Ce sens de l'image, on le retrouve quand Karl Lagerfeld préfèrera cacher son regard pourtant doux et aimable derrière le masque hautain de lunettes fumées qu'il n’enlève jamais, du moins en public. Plus qu'une tenue, c'est un véritable uniforme. Il disparaît derrière l’habit.
Brouiller en permanence les pistes sur sa vie et ses origines lui permet de devenir une sorte d'être hors-sol, sans passé et sans histoire, dont la substance charnelle s'évapore presque derrière le vêtement. Un être qu'il est donc plus aisé de façonner à sa guise. "Je ne veux pas être une réalité dans la vie des autres", disait-il. "Je veux être une apparition."
Une solitude choisie
"Karl était très seul. Et il l'a toujours assumé. Il l'a probablement subi quand il a perdu le grand homme de sa vie, Jacques de Bascher. Il ne l'admettra jamais, mais il y a quand même dix ans de souffrance. Parce qu'on a beau être Karl Lagerfeld, l'absence est là. Elle vous tient", imagine Marie Ottavi. "Mais c'est un grand solitaire. Il l'a toujours été. Petit, à l'école, il trouvait ses camarades mal habillés. Il vivait à la campagne, il était très méprisant. Il choisira d'être seul toute sa vie, jusqu'au bout."
Karl Lagerfeld a laissé des œuvres photographiques et des centaines de collections mais, selon les spécialistes, il ne laisse pas véritablement d'héritage. Il n’y a pas un "style Lagerfeld". Plutôt une façon de capter et d'extrapoler la tendance, de l'adapter au nombre, une façon d'avoir compris avant les autres le passage de l'artisanat à l'industrie, en plus d'être un surdoué du marketing. Ce qu'il laisse, ce n'est pas véritablement une œuvre, c'est lui-même, ou plutôt l'image qu'il s’était choisie. Et qu'importe après tout la vérité, selon le couturier qui disait : "Je peux mentir à tout le monde, mais je ne peux pas me mentir à moi-même."