C’est l’histoire d’un homme qui a commencé à écrire des comics sous pseudonyme, quand la BD n’était guère considérée, et qui a fait des super-héros l’alpha et l’oméga de la culture moderne. Stan Lee, légendaire créateur, entre autres, de Spiderman, des Quatre Fantastiques, de Hulk et d’Iron Man, est mort lundi, à l’âge de 95 ans. Son nom ne parle peut-être pas à tout le monde, mais il s’affiche pourtant au générique de tous les films des super-héros Marvel, genre qui domine l’industrie cinématographique depuis une dizaine d’années. Et si, 50 ans après ses faits d’armes les plus marquants, la patte de Stan Lee cartonne toujours, ce n’est pas un hasard.
Des héros comme nous. Stanley Lieber intègre la "Maison des idées" dans les années 1940 quand elle est justement en panne d’idées. Après-guerre, Captain America, le héros de Timely Comics (l’ancien nom de Marvel), s’essouffle. C’est DC Comics qui règne en maître sur le petit monde des comics, un genre assez peu considéré dans la littérature américaine. L’éditeur se repose sur le succès de super-héros taillés dans le granit : l’imperturbable Batman, l’invincible Superman ou l’Amazone Wonder Woman. Tous sont décrits comme des surhommes, voire des dieux, placés au-dessus du commun des mortels, dans un monde parallèle.
L’idée de génie de Stan Lee, resté fidèle à Marvel malgré la quasi-faillite, a été de renverser le paradigme, de rendre les super-héros plus humains. Exemple avec Spider-Man : "Est-ce que la notoriété du personnage est due au dessinateur, Steve Ditko, qui a défini le costume et les pouvoirs ; ou à l’auteur, Stan Lee, qui a créé son alias étudiant Peter Parker ? S’il avait été mordu par une autre bestiole, vous auriez eu un super-héros différent qui aurait sans doute autant cartonné. En réalité, si Spider-Man a été un succès, c’est d’abord grâce à Peter Parker", estime Xavier Fournier, écrivain spécialiste des comics, auteur entre autres de Super-héros, l’envers du costume (ed. Fantask).
" Stan Lee a fait entrer la gouaille, l’humour et la diversité sociale chez les super-héros "
L’homme sous le costume. Chez DC Comics, les héros sont des hommes virils, très matures et les ados ne sont que des 'sidekicks', des compagnons turbulents comme Robin, que Batman passe son temps à sermonner. "Stan Lee change la donne en créant beaucoup de super-héros jeunes comme Spider-Man ou les premiers X-Men", assure Xavier Fournier. Étudiant intelligent mais fauché, victime d’un drame familial qui le hante, en proie au doute et aux problèmes de cœur, Peter Parker est un personnage auquel peuvent s’identifier tous les jeunes lecteurs. Les X-Men, ces mutants dotés de pouvoirs mais pourchassés par les autorités, parlent à tous ceux qui se sentent marginalisés.
Et quand les héros ne sont pas des ados, ils restent avant tout humains. S’il est difficile de s’identifier à Tony Stark, le milliardaire extravagant sous l’armure d’Iron Man, il touche les lecteurs par ses fragilités apparentes (alcoolisme, syndrome de stress post-traumatique). Idem pour les Quatre Fantastiques, des scientifiques de renom qui vivent des aventures extraordinaires mais passent le plus clair de leur temps à se disputer et à parler de leurs problèmes de couple. Sans aller jusqu’à les transformer en "Monsieur-tout-le-monde", "Stan the man" rapproche ses super-héros des lecteurs et les intègre dans des schémas bien connus. "Au fond, Peter Parker s’inscrit dans la tradition littéraire de Zola. Hulk est une autre histoire de Docteur Jekyll et Mister Hyde", avance Xavier Fournier.
Fin psychologue. L’autre réussite majeure de Stan Lee a trait aux super-vilains. Suivant l’adage selon lequel il n’y a pas de bonne histoire sans bon méchant, il accorde une importance particulière à la psychologie de ses antagonistes. Là où Batman et Superman combattent des gangsters et des monstres, "Stan Lee rend les méchants plus humains", explique Xavier Fournier. Ainsi va de L’homme-sable qui commet des crimes pour payer les soins de sa fille gravement malade. "Magnéto, le méchant de X-Men, est sous doute un des plus ambivalents. Hanté par la Shoah, sa conception du bien et du mal est ambiguë. Comme beaucoup de méchants de Stan Lee, on ne voudrait pas le voir dans son salon, mais on peut comprendre ses motivations", souligne Xavier Fournier.
Des personnages ni tout blancs ni tout noirs et ancrés dans le monde réel : cette marque de fabrique, Stan Lee l’a forgée dans son expérience d’auteur. Associé pour l’éternité aux super-héros, il a pourtant œuvré dans d’autres registres. "Dans les années 1950, il ne croyait plus trop à l’avenir des super-héros et il s’est mis à écrire des 'strips', des courtes BD de presse sur des situations du quotidien", rappelle Xavier Fournier. Quand le patron de Marvel lui commande une série de super-héros pour concurrencer de nouveau DC Comics, Stan Lee s’inspire de cette expérience. "Convaincu que ça ne marcherait pas, il a pris beaucoup de libertés avec les codes du genre super-héroïque. Il a fait entrer dans ce monde la gouaille, l’humour et la diversité sociale."
Des films respectueux de la vision de Stan Lee. C’est cette patte qui constitue le fil conducteur des films Marvel produits depuis 2008. Quand la "Maison des idées" décide de lancer son univers cinématographique étendu, elle ressort la recette de Stan Lee – qui n’écrit plus depuis les années 1970 : un mélange d’action dynamique, d’ancrage sociétal et d’humour potache. "Les films sont très fidèles à la vision de Stan Lee. Regardez le premier Avengers : le carton du film tient autant aux scènes d’action qu’aux héros qui n’arrêtent pas de se chamailler. Cette gouaille, ce badinage permanent, c’est du Stan Lee dans le texte", assure Xavier Fournier.
Super-héros, super-business
Au total, les 20 films de l’univers cinématographique Marvel, démarré avec Iron Man en 2008, ont rapporté 17,5 milliards de dollars dans le monde (15,6 milliards d’euros), plus que toute autre saga dans l’histoire du cinéma (et cela ne prend pas en compte les films X-Men, produits par Sony). En France, 53,7 millions de personnes ont envahi les salles obscures pour voir ces films. Le dernier en date, Avengers : Infinity War (sorti en mai), a rapporté la bagatelle de deux milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), un record pour la franchise. La suite est attendue en mai 2019.
Et si le genre reste immensément populaire de nos jours, c’est en grande partie grâce à l’impulsion donnée par "Stan the man" dans les années 1960. Hulk, Iron Man, Spider-Man et les X-Men font encore partie des super-héros les plus adaptés sur grand écran. Cette richesse dans les profils des personnages a contribué à rendre le genre super-héroïque "polymorphe", estime Xavier Fournier. Là où Batman est associé au film policier et Superman au fantastique, "on peut tout faire avec les héros de Marvel, tout remixer". "Si on regarde bien, Captain America : Le soldat de l’hiver c’est Les trois jours du Condor version super-héros. Il y a même Robert Redford en commun !", illustre Xavier Fournier.
Plus actuel que jamais. Le style de Stan Lee devrait ainsi survivre à son créateur, d’abord car Marvel a toute une liste de films dans ses cartons pour la prochaine décennie. Ensuite car la vision du papa des super-héros reste contemporaine. "Dans une Amérique aussi divisée, les thèmes abordés par Stan Lee sont plus actuels que jamais. Ses éditos écrits dans les années 1960, où il abordait notamment la question du racisme, pourraient avoir été écrits hier", souligne Xavier Fournier.
Dernière preuve en date : le phénomène commercial et social Black Panther, film qui porte à l’écran T’Challa, un des rares super-héros noirs (co-créé par… Stan Lee), immédiatement devenu un totem pour la communauté noire de par le monde. Quant à Stan Lee, il a enregistré d’avance plusieurs caméos, ces courtes apparitions humoristiques dans les films Marvel dont il était coutumier, et il devrait donc côtoyer ses créations pendant quelques temps encore.