L'un se souvient qu'il faisait beau et qu'il était "très content". L'autre qu'il s'est réveillé à 11 heures du matin, en ayant faim. "Je me souviens m'être dit : tiens, j'ai envie d'être beau aujourd'hui", lâche un troisième. Le premier épisode du documentaire "13 Novembre : Fluctuat Nec Mergitur", disponible vendredi 1er juin sur Netflix, s'ouvre sur les souvenirs d'anonymes. Ils s'appellent Grégory, David ou Valérie et racontent leur dernière journée de Parisiens parmi les autres, s'apprêtant à aller voir un match de foot ou un concert. Sur une chanson de Jacques Dutronc, le spectateur comprend qu'il fait connaissance avec les personnages d'un film bouleversant : celui des attentats de Paris.
Un médecin, un pompier, un voisin… Peu à peu, le scénario bascule. En marge du match France-Allemagne, une première détonation retentit. Devant le Carillon, plusieurs hommes armés sortent d'une voiture noire. Pendant le concert des Eagles of Death Metal, le bruit des balles se mêle soudain à celui des guitares. Déjà raconté dans de nombreux reportages, le scénario est connu. Mais il est cette fois narré exclusivement de l'intérieur, minute par minute, par ceux qui l'ont vécu et n'ont, pour la plupart d'entre eux, jamais raconté.
Plus de deux ans après les attaques qui ont visé le Stade de France, le Bataclan et les terrasses de la capitale, la force du documentaire en trois épisodes d'une cinquantaine de minutes, réalisé par Gédéon et Jules Naudet et coproduit par Marie Drucker, réside précisément dans ce casting. Un groupe d'internes de l'hôpital Saint-Louis, une jeune pompier, le voisin du dessus d'un bar du 10ème arrondissement… Le récit de ces habitants de la capitale alterne avec celui des officiels - Christophe Molmy, le patron de la BRI, Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l'Intérieur, et même François Hollande -, sans distinction.
"Je suis sous les combles du Bataclan". Entre ces témoignages, aucune voix off, tout juste quelques extraits de journaux radio de l'époque, permettant de faire le lien entre les événements. Mais aussi et surtout des sons inédits et glaçants, récupérés auprès des services de secours parisiens, submergés d'appels ce soir-là. Certains sont précis, circonstanciés : "il y a eu une fusillade, il y a des dizaines de blessés." D'autres révèlent déjà le traumatisme : "il y a eu des balles, il y a du sang partout". D'autres encore, peut-être les plus bouleversants, sont passés par les victimes elles-mêmes : "non, je ne peux parler plus fort. Je suis sous les combles du Bataclan."
De ceux des témoins, on passe au point de vue d'un responsable des pompiers, implacable : "j'essaye de me mettre les adresses dans la tête, et je m'aperçois qu'il y en a de plus en plus". Puis celui de Jimmy, jeune membre des services de secours : "On nous a dit : 'les chefs d'équipe, vous commandez'. C'était quelque chose que je n'avais jamais entendu, c'était à nous de prendre les décisions. J'ai eu une grosse vague de tristesse, que j'ai contenue."
"J'avais de la chance, j'étais sur vibreur". Derrière le poids des mots, les images semblent paradoxalement secondaires. Pour illustrer le propos des témoins, les réalisateurs ont filmé les lieux des attentats vides, de nuit, parfois entrecoupés de scènes filmées par les chaînes d'information le 13-Novembre. Certaines marquent le spectateur, comme le moment où les secours, faute de brancards en nombre suffisant, évacuent les victimes du Bataclan allongées sur des barrières de chantier trouvées sur place.
Mais après visionnage des trois épisodes, ce sont principalement des phrases qui restent dans la tête, donnant à imaginer l'indicible. L'ironie d'une otage du Bataclan, qui commente l'amateurisme des terroristes lorsqu'ils essaient d'appeler le standard de BFMTV à 23 heures : "Mourir à cause de brêles comme ça, c'est pas possible". Le bon sens d'un autre, lorsqu'ils réclament des talkie-walkies pour échanger avec la police : "je me souviens que quelqu'un a dit : 'sinon, on a des smartphones'". Et la froideur d'un troisième : "quand un téléphone sonnait, c'était suivi d'un tir de kalachnikov. J'avais de la chance, j'étais sur vibreur."