L'un a fait de son nom une marque, l'autre a associé le sien à son destin. D'un côté, un créateur de mode hors pair, peut-être le meilleur d'entre eux. De l'autre, un homme de culture devenu homme d'affaires qui a dû en gérer de nombreuses : Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé. Deux hommes qui se sont aimés toute leur vie. Mais remontons un peu dans le temps : nous sommes le 30 janvier 1958 dans les beaux quartiers de Paris, au siège de la prestigieuse maison de couture Christian Dior.
Le maître du style new-look est décédé voilà quelques mois, mais la relève est assurée par un jeune directeur artistique de 21 ans à peine, entré il y a trois ans dans la maison en tant qu'assistant : un certain Yves Mathieu-Saint-Laurent. Ce jour-là, en présentant sa première collection, le jeune homme va passer de l'ombre à une éblouissante lumière. A l'époque, la mode n'est pas encore le spectacle que l'on connaît aujourd'hui.
L'émergence du "petit prince de la mode"
Pas de musique. Seuls les chuchotements et les flashs d'appareils photo qui crépitent accompagnent le défilé des mannequins dans le petit salon feutré où se sont pressées clientes et invités triées sur le volet. Yves Mathieu-Saint-Laurent joue gros et il le sait. La maison Dior représente à elle seule la moitié des exportations françaises de haute couture. C'est un mythe et un monument national qu'il faut non seulement faire vivre, mais évidemment honorer.
Dans la salle, un certain Pierre Bergé est présent. Il a 27 ans et est alors le compagnon du célèbre peintre Bernard Buffet. C'est la première fois qu'il se rend à un défilé de mode. Il ne se doute pas que ce sera bientôt pour lui d'une totale banalité. La présentation de la nouvelle collection n'est pas un succès. C'est un triomphe ! Saint-Laurent a su garder l'esprit de Dior tout en allégeant les robes et renouveler leur forme. Tout le monde est conquis par ce "petit prince de la mode", comme la presse le présente désormais.
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Pierre Bergé est introduit auprès du couturier, à qui il adresse les félicitations d'usage. Mais ce n'est que quelques jours plus tard, au cours d'un dîner avec des amis, que les deux hommes vont véritablement faire connaissance. L'un, Yves, est aussi réservé que l'autre est affable, aussi timoré que Pierre est charmeur.
L'union de deux personnages opposés
Pierre Bergé vient d'un milieu populaire et provincial qu'il a vite quitté pour l'éclat de Paris, quand l'autre a grandi dans les jupes de sa mère et de ses sœurs jusqu'à ses 18 ans, choyé dans une famille bourgeoise de Français d'Oran, en Algérie. Si l'homosexualité n'a jamais été un problème pour Pierre Bergé, qui vit ses amours comme il l'entend, pour Yves Saint-Laurent, tout cela est bien différent : il a toujours mal accepté ses désirs, a vécu sa singularité comme un poids, et goûté ses émois dans l'ombre et la culpabilité.
Après le dîner, Pierre Bergé raccompagne tout le monde en voiture et traîne avec Yves Saint-Laurent, dont il décèle la force derrière le masque d'une craintive et taiseuse timidité. Quelques semaines plus tard, le couturier est invité pour des vacances dans la maison provençale du couple Bergé-Buffet. C'est là que l'amour naît. Ils le vivront clandestinement, jusqu'à ce que Bergé se sépare du peintre pour le vivre pleinement. La complicité des deux hommes s'exprime dans la romance d'abord, puis va vite prendre une autre dimension.
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En 1960, appelé sous les drapeaux en pleine guerre d'Algérie, mais bien incapable de s'intégrer à l'armée et hospitalisé à Paris pour dépression, Saint-Laurent est renvoyé de chez Dior par un patron aux accointances d'extrême-droite qui ne goûte guère ce peu d'entrain du couturier à se battre pour l'Algérie française. C'est dans cette chambre d'hôpital, après la nouvelle de son licenciement, que Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé décident de créer leur propre maison de couture.
L'un dessinera, l'autre s'occupera du reste. Et notamment des questions financières. C'est ainsi que Pierre Bergé, plutôt homme de culture, va devenir homme d'affaires. Après avoir réuni les fonds et soutiens nécessaires, l'histoire de la maison Yves Saint-Laurent (le Mathieu du patronyme originel a été définitivement oublié) va pouvoir s'écrire.
La cocréation d'un empire artistique et économique
En janvier 1962, lors de la présentation de la première collection pour dames, le couturier est tétanisé. Il se cache derrière un paravent pour éviter d'affronter le regard des acheteuses ou des critiques. C'est pourtant clairement une réussite ! Saint-Laurent amène une simplicité qui libère le corps des femmes, jusque-là engoncé dans des vêtements très structurants.
Les collections s'enchaînent dans les années 1960. Le style Saint-Laurent est très apprécié, bien que perçu, au début en tout cas, comme un peu sage, presque trop prudent pour un créateur si jeune. Comme s'il s'obstinait à habiller les dames bourgeoises, alors qu'en cette décennie la société, les femmes et le monde tout entier sont en train de changer. C'est justement parce qu'il va comprendre ce changement et le transcrire dans la mode que Saint-Laurent devient le plus grand couturier de son temps.
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Les collections audacieuses s'enchaînent, créent toujours l'événement, parfois le scandale. La moitié des actrices du monde ne s'habille plus qu'en Saint-Laurent. Les affaires vont bon train, surtout grâce aux talents de Pierre Bergé qui sait s'entourer des bons investisseurs pour lancer une marque de prêt-à-porter, et décliner la griffe sur des objets de plus en plus variés, du parfum aux cigarettes, générant ainsi de très confortables revenus.
Une fortune qui leur permet de se lancer dans la collection d'objets d'art pour meubler leurs différentes demeures, passion commune qui, comme l'amour, les unira toute leur vie. Mais il ne faudrait pas réduire le couple à l'artiste d’un côté et l'intendant de l’autre. Certes, ils ont fondé la maison en s'attelant chacun à leur mission. Mais c'est un équilibre global qu'ils trouvent ensemble.
La dangereuse parenthèse Jacques de Bascher
Yves Saint-Laurent, éternel enfant, ne sait rien faire tout seul. Les contingences de la vie, quelles qu'elles soient, ne le touchent pas. Il vit seulement pour lui-même, ses dessins et le plaisir de voir ses amis quand Pierre Bergé assure le reste. Tout le reste. Assumant par là un rôle indispensable, nécessaire, vital. Pour certains, Pierre Bergé déploie son emprise. Pour d'autres, il est un socle salvateur. L'amour s'est construit et semble durer ainsi même s'il va aussi, parfois, vaciller.
L'équilibre de leur relation, dans leur vie quotidienne comme intime, se joue dans les rôles qu'ils se sont assignés : l'un puéril, l'autre autoritaire. Les plaisirs de la chair ne sont pas envisagés dans une exclusivité. Les deux vivent leurs aventures, à leur manière. Pierre Bergé, homme mondain, séduit en société quand Yves aime à "faire des bêtises", selon ses mots, et vivre ses désirs comme il l'a souvent fait : à la dérobée d'une rassurante et parfois anonyme fugacité.
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Ces occasionnels découchages agacent parfois Pierre Bergé, plus qu'ils ne l’inquiètent pas. Jusqu'à ce que les nuits d'Yves Saint-Laurent s'étirent dans les années 1970 vers une fête sans fin. Yves passe ses soirées en boîte de nuit. Plus que danser, il occupe surtout son temps à boire et à se droguer, pour le meilleur d'abord, la joie de rire et de vivre, puis pour le pire : l'addiction maladive.
Ses nuits intoxiquées, il les passe aussi avec son célèbre amant Jacques de Bascher, pourtant compagnon d'un ami de longue date, Karl Lagerfeld. De Bascher, un dandy magnétique qui s'épanche dans une décadence théâtrale, volontiers extrême et destructrice, dans laquelle Saint-Laurent le suit un temps, jusqu'à ce que Bergé, inquiet, peut-être aussi jaloux, ne décide d'y mettre fin.
Un amour à l'épreuve des excès de Saint-Laurent
De Bascher obtempère et s'éloigne d'Yves qui, lui, amoureux comme un adolescent, vient le supplier jusque devant sa porte. Comme s'il ne pouvait se passer de l'intensité ravageuse qu'il éprouve à ses côtés, et qu'il n'éprouvera probablement jamais plus. Pierre Bergé lui, ne boit pas, ne se drogue pas, et ne supporte plus les frasques de son compagnon. Se sentant incapable de l'aider, il quitte leur domicile parisien en 1976. Il ne va pas bien loin et s'installe à l'hôtel, à 50 mètres de là.
Les deux hommes déjeunent quasiment tous les jours ensemble. Ils vivent séparés, mais sont toujours extrêmement dépendants l'un de l'autre. Certains ont décrit Pierre Bergé comme un dominateur qui contrôle la vie d’Yves Saint-Laurent. Peut-être aussi le couturier, esquinté par ses excès, s'en remet-il à lui, abandonnant une partie de sa liberté pour ne pas avoir à vivre sa vie.
C'est en tous cas souvent malade et malheureux, dans son appartement saturé d'objets d’art, que le couturier passe les 20 dernières années de sa vie, relié à Pierre Bergé par une ligne téléphonique directe, une fortune commune, et un amour indéfinissable.
Une distance des corps, une proximité des esprits, un partage de la gloire et des richesses générées par une marque, un nom, qui n'appartient plus vraiment à Yves Saint-Laurent tant il est mythifié de son vivant. Un mythe que Pierre Bergé entretient, même après la mort du couturier en 2008, comme pour mieux garder pour lui, pour eux, la réalité des sentiments et la teneur d'un amour qu'ils ont réussi à faire durer, à leur manière, jusqu'au bout.