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SAISON 2019 - 2020, modifié à

Dès son plus jeune âge, Bach est imprégné des idées de Luther. L’homme qui est à l’origine de la Réforme protestante suscite la vocation de Jean-Sébastien Bach. Dans cet épisode de la série spéciale de "Au Cœur de l’Histoire" dédiée aux liens surprenants entre la musique et la politique, produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche vous raconte comment, imprégné de cette foi, Bach va composer plus de la moitié de son œuvre pour l’église luthérienne, dont deux cents cantates sacrées.

Deux siècles après le début de la Réforme protestante, Jean-Sébastien Bach découvre Luther. C'est une révélation. Dans ce nouvel épisode de cette série spéciale de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche revient sur l'influence du théologien et musicien sur les oeuvres du compositeur allemand.

 

C’est le lieu d’une rencontre exceptionnelle, disons spirituelle car les deux hommes n’ont pas vécu à la même époque. Ici, dans cette petite église chaleureuse aux murs blancs, Bach a découvert Luther. Sans cette rencontre, le Bach que nous connaissons n’aurait jamais existé. Luther est l’homme qui a permis au génie de Bach de se révéler... 

A un siècle et demi d’écart, dans cette église, située à Eisenach en Allemagne, tous deux ont été enfants de chœur. Luther y a aussi prêché après avoir été excommunié par le pape. Bach, lui, est tombé amoureux de l’orgue, son instrument de prédilection. 

Lorsque le petit Jean-Sébastien entre à l’école latine à l’âge de sept ans, la musique est au cœur de l’enseignement, et plus particulièrement le chant. Derrière seulement arrivent la lecture, l’écriture et l’arithmétique, suivis des sciences naturelles, du latin, du grec et de l’histoire. La musique est aussi au coeur de l’oeuvre de Luther. Elle lui sert à rendre les textes bibliques plus expressifs. Se servir de la musique pour toucher le cœur des paroissiens, voilà qui plaît grandement à Bach qui est encore enfant. Cela le conforte dans le choix d’une voie artistique. Désormais, il sait qu’il va vouer son art à la gloire de Dieu. Mais il ne sait pas encore la forme que prendra sa musique…. 

 

La musique de Luther

Pour bien saisir l’évolution future de sa musique, je vous propose un retour dans le passé. Arrêtons-nous quelques instants sur la vie de Martin Luther. Deux siècles plus tôt, ce moine allemand lance la Réforme protestante, avec l’espoir de transformer pour toujours le regard sur la foi et l’humanité. Il souhaite réformer l’Eglise. 

Alors, lorsque Luther arrive à Eisenach, il traduit en deux mois la Bible en allemand. On ne la lisait jusque-là qu’en grec ou en latin. Mais le recours à la langue vernaculaire ne suffit pas. Ce moine aux larges épaules et au menton pointé en avant compte aussi s’appuyer sur la musique pour rapprocher Dieu du peuple. C’est pourquoi il compose aussi des chorals, des mélodies sacrées pour accompagner la liturgie. Bientôt, toute l’assemblée pourra les chanter pendant la messe, au son de l’orgue qui accompagnera les fidèles. Facile à entonner et facile à tenir, le choral se trouve être la forme parfaite. La musique joue un rôle essentiel dans le projet de Luther comme il l’écrit lui-même : "La musique est le plus grand présent de Dieu. C'est le plus grand, oui véritablement un divin cadeau et pour cette raison entièrement refoulant Satan. Par elle on parvient à chasser des tentations nombreuses et grandes. La musique est la meilleure consolation pour un être troublé, même s'il ne sait que peu chanter. Elle est une maîtresse pleine d'enseignement, qui rend les gens plus modéré, plus empreint de douceur, plus raisonnable... (…) De fait, il n’est pas d’art qui puisse être mis sur le même plan que la musique, étant donné qu’exceptée la théologie, seule la musique peut produire une disposition calme et joyeuse. (…)"

Mais à force d’inviter les fidèles à prier dans la langue de tous les jours, l’allemand, il a fini par défier l’autorité du pape et tout ce que l’église catholique représentait. Luther est excommunié en 1521 et décide donc de suivre sa propre voie… Et d’une certaine manière, un siècle et demi plus tard, Jean-Sébastien Bach reprend le flambeau. En tout cas, il ne fait aucun doute qu’il vénère Luther jusqu’à l’obsession. 

 

Bach fait résonner la musique de Luther

Nous voilà revenus au printemps 1707. Le son envoûtant de l’orgue retentit dans l’église de la vieille ville de Mühlhausen, au Nord d’Eisenach. Assis à l’orgue, l’air sévère et le regard franc, Bach est concentré. Son corps ne bouge pas. Ses mains arrondies au-dessus du clavier non plus. Elles se lèvent à peine. Seule la dernière phalange de ses doigts glisse sur les touches. En ce mois d’avril, Bach, jeune homme fougueux de vingt-deux ans, fait entendre l’une de ses premières cantates d’église, fondée sur sept versets de Luther. Les paroles proviennent d’un des plus anciens chorals de la Réforme. Bach espère décrocher le poste d’organiste municipal, vacant depuis quelques semaines. Ce cantique de Luther qu’il met en musique, c’est Christ lag in Todesbanden, que nous pouvons traduire par "Le Christ gisait dans les liens de la mort". 

Les premières notes plongent immédiatement les auditeurs et auditrices dans les ténèbres, avant la résurrection du Christ. En musique, Bach parle pour la première fois de la mort. Plus loin dans la partition, les violons annoncent à l’unisson la venue du Christ. 

C’est son premier essai pour illustrer un récit en musique. Déjà, tout jaillit en lui avec une espèce d’évidence. C’est comme si sa musique coulait de source. Une première ligne mélodique surgit, puis une autre voix s’élève, reprenant les mêmes notes transposées sur d’autres notes. C’est ce qu’on appelle la technique du contrepoint. Bach la manie déjà à la perfection. A travers ces voix entrelacées, c’est Dieu qui semble s’exprimer. La musique de Bach donne l’impression d’être à la fois complexe et naturelle. 

C’est que ce savoir musical, il le construit depuis l’enfance avec une rigueur presque scientifique. Et sa ténacité n’est plus à prouver. A la maison, l’un de ses grands frères possédait un livre rempli d’œuvres pour clavier des grands maîtres de son temps, mais le livre se trouvait dans une armoire fermée de portes grillagées. Cela n’avait pas suffi à décourager Jean-Sébastien. Avec ses petites mains, il avait réussi à rouler les feuillets et à les sortir un à un à travers le grillage de l’armoire. Pendant des semaines, à la nuit tombée, Bach a recopié le livre, note après note, à la lueur de la lune, pendant que le reste de sa famille était au lit. Au bout de quelques mois, le trésor musical était entre ses mains. Plus tard, à l’adolescence, Bach s’était mis en tête d’aller écouter de grands organistes de l’époque, même si cela devait lui en coûter trois cents kilomètres de marche sur des routes rocailleuses. Avec cette somme de connaissances, le jeune Jean-Sébastien Bach était en tout cas paré pour la vie.

Il n’en fallait pas tant aux membres du conseil municipal de Mühlhausen. Alors qu’ils entendent Bach pour la première fois en cette année 1707 interpréter l’une de ses premières cantates, ont-ils conscience d’avoir face à eux un maître de la composition, qui manie avec aisance la fugue et le contrepoint ? On ne le sait guère. Mais sans surprise, l’heureux candidat obtient le poste d’organiste de l’église principale de la ville. 

 

Sa musique jugée trop complexe

Chaque dimanche, Bach se met désormais à l’orgue pour faire entendre la voix de Dieu aux fidèles. Peu lui chaut si les fidèles ne perçoivent pas la complexité intérieure de sa musique, ce qui lui tient le plus à cœur, c’est qu’elle soit facile à écouter par le plus simple des paroissiens.

Mais déjà, certains froncent les sourcils. L’assemblée est perturbée par ses accompagnements à l’orgue. L’impétueux musicien introduit des variations étranges et des accords inattendus. Il vient bousculer des habitudes bien ancrées. Ses employeurs le rappellent à l’ordre. On lui intime de ne pas se laisser aller à trop d’expressivité. Voici ce que Bach leur répond dans une lettre le 25 juin 1708 : "Mon seul but a toujours été d’établir une musique religieuse bien réglée en l’honneur de Dieu, et pour accomplir votre volonté selon la nature de mes moyens. J’ai voulu surtout perfectionner celle de votre église, qui, sous ce rapport, est en retard sur beaucoup de villages des environs. J’ai aussi cherché à contribuer à son bien en vous soumettant un projet de réparation de l’orgue, ce que j’ai considéré comme un devoir. Par ailleurs, je me suis acquitté en tous lieux de ma tâche avec joie". 

Mais combien de temps un musicien tel que Bach peut-il se brider ? La situation ne peut s’éterniser. Un an à peine après son arrivée, il s’en va sans regret, avec la certitude de trouver plus de liberté ailleurs. 

 

Son arrivée à la cour de Weimar

Et effectivement, il trouve mieux : un poste d’organiste à la cour de Weimar. Pour la somme de cent cinquante florins, le double du salaire du Mühlhausen, Bach évolue désormais au milieu des lustres et parquets des palais. Il a à sa disposition le petit orgue du château, dont il apprécie le pédalier, l’invention du siècle. Mais surtout, il peut travailler avec l’orchestre de Weimar, composé de quatorze musiciens, et expérimenter des styles nouveaux. 

Mais c’est à Leipzig que va se jouer le reste de sa carrière, c’est là qu’il va retrouver l’héritage de Luther qui lui donnera la clé de ses plus grandes œuvres. Leipzig, haut lieu de la foi luthérienne, qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. 

Quatre charrettes chargées de meubles arrivent à Leipzig, à midi, en cette belle journée de mai 1723. Bach prend possession avec sa famille de l’appartement rénové de l’école Saint-Thomas. L’aile gauche lui est réservée, sur trois niveaux, du rez-de-chaussée au second étage, à côté des salles de classe et du dortoir des élèves. Élu à l’unanimité, il doit maintenant composer de la musique pour les services du dimanche et pour les fêtes, dans la plus grande église de Leipzig. Il a l’obligation d’enseigner le latin aux cinquante enfants qui lui sont confiés. Il rechigne. Il ne pense qu’au bel et puissant orgue mis à sa disposition. 

Dans le contrat qu’il signe au mois de mai, il s’engage à fournir une musique "qui incite les auditeurs à la piété". On lui intime de ne pas écrire de façon trop théâtrale, de ne pas orner de trop de fioritures ses cantates. 

Et chaque soir, une fois le jour tombé, Bach entre dans son cabinet réservé à la composition, et noircit les pages de notes, d’une écriture fluide et arrondie. Il estime qu’il n’est pas un créateur mais un serviteur, pas un artiste mais un artisan. Chaque œuvre inachevée lui laisse un goût amer. Bach fait confiance au travail plus qu’à l’inspiration. Modeste compositeur, qui pense qu’il n’est pas si difficile de faire comme lui. Il répète : "Ce que j’ai atteint par le travail et l’application, un autre possédant un peu de naturel et d’habileté y parviendra aussi." 

 

Soli Deo Gloria

En tête de ses partitions, il grave désormais trois lettres : SDG, "Soli Deo Gloria", plaçant ses œuvres sous le signe de la seule gloire divine. A la lumière de la bougie, Bach passe des soirées entières à souligner, compléter, annoter plusieurs pages d’œuvres de Luther. 

En ce début d’année 1727, à Leipzig, la foi de Bach est imperturbable. Le Cantor fait jouer son tout dernier motet, un genre musical auquel il va donner une dimension unique. Dans Singet dem Herrn ein neues Lied qui veut dire "Chantez au Seigneur un chant nouveau", l’écriture musicale touche à la perfection. Dans l’église Saint-Thomas, deux chœurs se tiennent face à face : quatre chanteurs d’un côté, quatre de l’autre. Dès la première mesure, un chœur proclame ‘singet’ comme une profession de foi, pendant que l’autre chœur l’accompagne rythmiquement, à travers des mélismes et des vocalises. La technique est simple, mais dans les mains d’un maître comme Bach, c’est brillant. Les deux chœurs doivent sonner comme un seul. Cinquante ans plus tard, en écoutant ce motet lors d’un voyage à Leipzig, Mozart, stupéfait, s’exclamera : "Pour la première fois de ma vie, j’apprends quelque chose ! ".

Bach est à l’apothéose de sa carrière. Il écrit des œuvres toutes plus renversantes les unes que les autres.

 

Une créativité sans limite

Mais Bach ne suit pas Luther aveuglément. Son austérité à certains égards ne lui convient guère. A Leipzig, une messe peut durer plus de quatre heures. Il renâcle. Comment montrer une vision exaltante de la foi ? Il varie les formes, choisit d’ouvrir ses cantates, tantôt de façon flamboyante, avec cors et trompettes, tantôt dans un climat plus méditatif, sur un tapis de cordes. Parfois, il invente dans ses cantates un dialogue imaginaire entre l’âme chrétienne et le Christ, ou la brebis et son pasteur, comme pour mieux mettre en valeur les textes bibliques. A Leipzig, Bach écrit cent cinquante cantates.

Chaque dimanche, du haut de sa tribune, Bach fait aussi sonner l’orgue tel qu’il a envie. Cet instrument, c’est la voix de sa vie spirituelle. A travers l’orgue, sa pensée gagne en densité. Dans le Choral Fantaisie BWV 651 Komm, heiliger Geist, Herre Gott ("Viens, Esprit-Saint"), la basse de la partie d’orgue énonce un hymne de Luther écrit deux cents ans plus tôt pour la Pentecôte. Sur la partition, en haut à gauche, au-dessus de la première portée, Bach a écrit de sa main le mot 'Fantaisie'. Ce mot, on ne le trouve presque jamais sur ses autres partitions et encore moins dans l’oeuvre de Luther. Les notes fusent comme si Bach ne pouvait pas retenir son imagination débordante. 

Assis sur leur banc en bois, les fidèles écoutent. Perçoivent-ils la complexité de la pensée qui s’offre à eux ? Ses talents d’organiste sont plus faciles à remarquer avec ses doigts qui courent sur le clavier. Les habitants affluent à l’église Saint-Thomas, dans l’espoir d’entendre encore la virtuosité de Bach. Quelqu’un compose même un poème après l’avoir entendu jouer de l’orgue en septembre 1731 : "Une agréable rivière peut certes réjouir l’oreille, Quand elle court par les buissons, entre de hauts rochers / Il faut cependant estimer beaucoup plus haut cette rivière / Qui saisit toute chose de merveilleuse manière, d’une main si agile. / On dit que lorsqu’Orphée sonnait du luth, il attirait ordinairement à soi tous les animaux de la forêt / C’est assurément de notre Bach qu’il faut le dire, puisque, dès qu’il joue, il plonge toute chose dans l’étonnement."

 

Mais la mode change...

Sans ménager sa peine, Bach continue de varier les thèmes. Dans les années 1730, il commence même à écrire une grande messe solennelle, la Messe en Si mineur. 

Il y mettra un point final juste avant de mourir, vingt-six ans plus tard. Au soir de sa vie, alors qu’il livre son testament musical, c’est comme s’il faisait référence à une Eglise universelle, dépassant les Eglises luthérienne et catholique. Comme si le message de Bach au monde était que Dieu accorde la paix à tous. Ce sont les toutes dernières fois qu’il prend la plume, les dernières notes qu’il pose sur le papier. Sa main ne tremble pas mais son geste traduit la fragilité d’un homme qui sent que la vie va bientôt lui échapper. Les notes ne sont plus au bon endroit sur la portée et sont corrigées par des lettres. Il y a des erreurs et des taches d’encre sur la partition. 

En 1750, alors que Bach vit ses dernières heures, la mode a commencé à l’isoler. Depuis quelques années déjà, depuis que le style galant a traversé l’Europe, on préfère des mélodies légères aux œuvres de Bach jugées trop compliquées et pleines d’emphase. Si sa musique continue d’être jouée et que des élèves perpétuent sa mémoire, à Leipzig, les idéaux des Lumières ont commencé à imprégner les esprits, balayant parfois chez certains les valeurs luthériennes. Lorsque Jean-Sébastien Bach meurt en 1750, l’Europe est au milieu d’une révolution, et Mozart va naître six ans plus tard.

 

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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Laure Dautriche

Cheffe de projet  : Adèle Ponticelli

Réalisation : Sébastien Guidis

Recherches musicales : Benoît Valentin

Diffusion et édition : Clémence Olivier

Graphisme : Europe 1 Studio
Bibliographie : "Ces musiciens qui ont fait l'histoire", Laure Dautriche (Tallandier)

 

 

Références musicales : 

1’00 : (Pergolese) / Stabat mater dolorosa

1’46 : Sich ben im lieben cantata n0 202

3’40 : Mass in B minor BWV 232 agnus dei Dona nobis Pacem

4’27 : Cantate 21 Ich hatte viele Bekurmmernis

5’59 : Cantate 4 Christ lag in Todesbanden

7’13 : Cantate n 147 Herz und Mund

9’03 : Tocatta en RE mineur BWV 565

10’50 : Cantate n 208

14’03 : Singet dem Herrn ein neues lied BWV 225

15’45 : Heiliger geist herre Gott BWV 651

17’00 : Prelude C major BWV 846

17’34 : Mass in B minor BWV 232 Agnus Dei

19’43 : Air pour corde de sol