Dans le milieu des années 1930, le compositeur russe Dimitri Chostakovich subit les foudres de Staline. Il est à la fois compositeur officiel du régime mais est aussi victime permanente de la censure. Dans cet épisode de la série spéciale de "Au Cœur de l’Histoire" dédiée aux liens surprenants entre la musique et la politique, produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche vous raconte comment le musicien est devenu le jouet personnel du petit père des peuples.
Pressions personnelles, humiliations publiques… Dans les années 1930 le compositeur Dimitri Chostakovitch subit les foudres de Staline. Dans ce nouvel épisode de cette série spéciale de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche vous raconte l'histoire d'un musicien terrorisé et combatif. Un homme qui risquait sa vie à chaque nouvelle symphonie.
Nous sommes en janvier 1936, à Moscou. Au théâtre du Bolchoï, Dimitri Chostakovitch présente son nouvel opéra, Lady Macbeth, inspirée de l’œuvre de William Shakespeare. Le compositeur n’a pas encore trente ans et il est le musicien le plus en vue de sa génération. Ce soir-là, il appréhende. Staline est dans la salle. Tout commence plutôt bien, l’intrigue semble séduire le petit père des peuples. Dans la Russie profonde, une femme mariée qui tombe amoureuse d’un employé de son mari. Mais la suite de l’histoire ne plaît pas à Staline. La jeune femme assassine son mari avec l’aide de son amant pour vivre sa liberté. Côté musique, il y a des dissonances, et Chostakovitch donne une place importante aux percussions et aux vents, cors et trompettes. Juste avant le troisième acte, Staline, furieux, se lève et quitte la salle. Le sort de Chostakovitch est scellé.
Le surlendemain, sur un quai de gare, Chostakovitch ouvre la Pravda, journal officiel du parti communiste. Et tombe sur ce titre : "Le chaos remplace la musique". Les rumeurs disent que l’article a été écrit par Staline lui-même. Chostakovitch est accusé d’avoir composé une musique confuse et chaotique, inaccessible au grand public, en contradiction avec l’idéal du réalisme socialiste. L’œuvre est censurée, exclue du répertoire et toutes les représentations sont annulées. Staline entend faire clairement comprendre que tout comportement qui dévie de la ligne officielle sera réprimé.
Révolté, Chostakovitch envisage de répondre point par point aux critiques. Ses collègues lui conseillent de s’excuser publiquement et de reconnaître qu’il a fait une erreur en composant cet opéra… Qu’il s’est laissé emporter par la fougue de la jeunesse. Mais c’est inimaginable pour lui. Il ne fait ni déclaration publique ni excuses…
Cela lui vaut la pire des sentences. Le compositeur devient officiellement un "ennemi du peuple". Chostakovitch se retrouve ostracisé, mis à l’écart du paysage musical contemporain comme il le raconte dans ses mémoires : "L’appellation ‘Ennemi du peuple’ me suivait partout. On me traitait d’ennemi du peuple, aussi bien en privé qu’à haute voix, en haut de la tribune. Un journal annonça un de mes concerts ainsi : ‘Aujourd’hui doit avoir lieu le concert de l’ennemi du peuple Chostakovitch".
La peur ne le quittera plus
Pourtant, les humiliations et l'opprobre publique ne sont rien comparées aux risques bien plus graves qui pèsent sur Chostakovitch. Comme le prévoit l’article 58 du Code pénal, en tant qu’ennemi du peuple, il peut être arrêté à tout moment. C’est l’époque de la grande terreur stalinienne, les vagues d’arrestations ciblées se multiplient, par milliers. Elles feront entre 1 à 2 millions de victimes selon différentes estimations historiques, dont près de 600 000 exécutions pour "crime contre l’Etat".
En 1937, la suspicion plane sur chaque Russe, comme le traduisent ces mots de Staline lui-même, dans un discours du mois d’avril : "Il y a des gens à propos desquels on ne va pas dire s’ils sont bons ou s’ils sont mauvais, s’ils sont courageux ou s’ils sont lâches. Mais est-ce qu’ils sont pour le peuple jusqu’au bout et est-ce qu’ils sont pour les ennemis du peuple ? Il y a des gens qui sont comme ça, il y a des fonctionnaires comme ça, il y en a chez nous aussi les Bolcheviks. Vous le savez vous-même, camarades".
Chostakovitch comprend que la peur ne le quittera plus. En pleine période de purges staliniennes, de nombreux intellectuels qui ne suivent pas la voix officielle sont déportés au Goulag. Il s’attend lui-même à être emmené à n’importe quel moment pour être interrogé. Un rituel s’installe alors : il dort tout habillé, allongé sur son lit, au-dessus des couvertures. Pour être prêt et ne pas se laisser surprendre. Toutes les nuits, sa valise est donc là, prête, au pied de son lit. A l’intérieur, il y a quelques sous-vêtements, sa brosse à dent et un paquet de cigarettes.
Un jour, il reçoit une convocation de la police politique, le NKVD, l’ancêtre du KGB. On lui ordonne de se rendre au siège de l’administration d’Etat, un immense bâtiment en plein cœur de Moscou. Là, un agent l’interroge. "Quels sont vos amis ? Qui voyez-vous régulièrement ? Connaissez-vous le maréchal Toukhatchevski ?". Le maréchal est effectivement un de ses proches amis. L’officier veut lui faire avouer que cet homme appartient à un groupe de terroristes qui prépare un complot contre Staline. Chostakovitch ne dit rien, et est convoqué à nouveau 48 heures plus tard. Mais lorsqu’il se rend à nouveau dans les locaux de la police politique, on lui répond que la personne qui doit l’interroger est absente et qu’il peut rentrer chez lui. Un coup de théâtre a en réalité eu lieu quelques heures plus tôt : l’officier chargé de son dossier était devenu lui-même suspect dans une autre affaire de complot contre Staline et a été arrêté. Chostakovitch est sauvé. Pour cette fois.
Chostakovitch change de tactique
Pourtant il sent que l’étau se resserre autour de lui. Alors, il cherche à protéger sa famille, sa femme Nina et leur petite fille Galina. Le célèbre violoniste David Oïstrakh lui a raconté que, chaque nuit, les hommes de Staline venaient chercher quelqu’un dans son immeuble. Une seule personne à la fois, jamais d’arrestation massive, pour que la peur soit encore plus intense chez ceux qui restent. Il organise donc des rondes nocturnes devant chez lui. Et confie à des amis : "Si on me coupe les deux mains, je continuerai quand même à écrire de la musique avec la plume entre les dents"
C’est alors que Chostakovitch choisit de changer de tactique. Face au régime, il sait qu’il va falloir ruser. Il doit donner l’illusion de soutenir le Parti. C’est la seule manière pour lui de préserver sa liberté de créateur. En avril 1937, il se met à la composition de sa Cinquième symphonie. Pour se protéger, il donne à cette pièce un titre conformiste : "Réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques".
Le soir de la première, la salle est bondée. Les applaudissements durent plus d’une demi-heure. Le pari semble être gagné. Pour plaire à Staline, Chostakovitch a donné des accents plus traditionnels à sa musique. L’œuvre se termine par un thème martial dans la tonalité épique de ré majeur. Il a simplifié son style, en tout cas en surface. Car sous le vernis d’un langage conventionnel, (Diffuser 4e mouvement de la 5e symphonie) la musique fait entendre une rage… Celle d’un homme déterminé à exister bien que la terreur des purges staliniennes paralyse tout le monde. Cette œuvre est un coup de maître.
Un retour en grâce
Cette concession vis-à-vis du régime est la première d’une série qui mèneront le compositeur vers un retour en grâce. Il reçoit le Prix Staline de première classe, la plus haute distinction artistique en URSS. On lui offre la somme de cent mille roubles et il reçoit les félicitations des dignitaires du parti. En trois ans à peine, il passe d’homme menacé de déportation à un musicien sur lequel Staline va compter.
Mais le succès ne lui offre ni confort ni tranquillité. En juin 1941, Leningrad - l’actuel Saint-Pétersbourg - où il vit avec sa famille, est sous le feu des bombes allemandes. Les troupes nazies encerclent la ville. Chostakovitch s’engage pour défendre sa ville… Parallèlement, il continue d’écrire. Il compose les premières notes de sa Septième symphonie, sous-titrée "Leningrad". C’est le reflet musical du chaos des combats, dit-il. Dans le premier mouvement, l’orchestre répète de façon obsessionnelle une marche militaire, au rythme de la caisse claire. Au fil des mesures, cette marche prend de l’ampleur comme un cauchemar dont on n’arrive pas à se défaire.
Dans le troisième mouvement, les violons semblent ne jamais vouloir s’arrêter de pleurer. Un peu avant, dans le deuxième mouvement, la joie se mêle à la peur, comme dans un sourire forcé, comme s’il fallait se réjouir perpétuellement sous peine de recevoir des coups. Malgré la censure, malgré Staline qui le guette, Chostakovitch lutte pour rester fidèle à lui-même dans sa musique.
Cette œuvre devient l’emblème de la résistance de Leningrad au siège imposé par les nazis qui durera près de 900 jours et fera plus d’un million de morts. Chostakovitch ne veut pas partir, il ne veut pas se désolidariser de la population. Mais en octobre, il est évacué avec sa famille sur ordre de Moscou.
Quelques mois plus tard, à l’automne 1943, Staline organise un concours pour choisir le nouvel hymne national de l’Union soviétique. Après plusieurs étapes, cinq finalistes sont retenus. Parmi eux, Dimitri Chostakovitch. Le dictateur écoute, assis dans sa loge blindée du Bolchoï. Là où d’autres musiciens se sont contentés d’écrire une marche traditionnelle, Chostakovitch a écrit une pièce plus novatrice. Le compositeur attend avec appréhension la décision du chef suprême. Après les auditions, on vient le chercher. Là, dans l’antichambre, Staline l’attend en fumant sa pipe. Chostakovitch, timide avec ses petites lunettes rondes et son visage d’adolescent, tente de dissimuler son inquiétude. Et Staline s’adresse à lui : "Votre musique est très bonne, mais la musique d’Alexandrov, le compositeur officiel du régime, est plus adaptée à un hymne national. Elle sonne de façon plus triomphale. Je pense qu’il faut prendre la musique d’Alexandrov. Quant à Chostakovitch, il mérite des remerciements."
Son œuvre n’était donc pas assez académique pour Staline, pas assez dans la ligne idéologique de l’Union soviétique. Ce jour-là, il a eu le sentiment d’avoir échappé de peu à la déportation au Goulag. Ce jour-là, Staline a joué encore une fois avec sa vie.
La marionnette du régime stalinien
Après sa tentative infructueuse pour écrire un hymne national, il repasse tout de même au premier rang des compositeurs de l’Union soviétique. On lui décerne l’ordre de Lénine, un siège de député au Soviet suprême de la Fédération de Russie ainsi que la présidence de l’Union des compositeurs de Leningrad.
Mais la période de grâce ne dure pas longtemps. Staline initie une nouvelle vague de répression culturelle en 1948, et Chostakovitch apparaît en tête de la liste des compositeurs "formalistes" et "petits bourgeois". Dans les écoles, on fait apprendre aux élèves des textes sur "les torts immenses" que Chostakovitch a causés à l’art.
Pourtant, en pleine guerre froide, Staline revient vers lui pour lui confier une mission : représenter l’Union soviétique à la Conférence mondiale pour la défense de la paix qui va se tenir à New York, aux Etats-Unis. Chostakovitch refuse. Au téléphone, il met en avant des problèmes de santé, des maux de ventre, qui l’empêchent de se rendre aux Etats-Unis. Sur le champ, Staline ordonne qu’on lui fasse passer des examens médicaux. Les résultats montrent qu’il est vraiment malade. Mais les médecins reçoivent l’ordre de ne pas divulguer l’information. La corde au cou, Chostakovitch se retrouve donc à embarquer à la fin du mois de mars 1949 pour New York avec la délégation soviétique.
Si le dictateur a fait appel à lui, ce n’est pas pour le récompenser ou le réhabiliter. Bien au contraire vous allez comprendre... Pendant ce congrès, il est chargé de lire un discours que les agents de la police secrète lui ont remis à l’avance. A toutes les souffrances qu’il a subies depuis vingt ans s’ajoute aujourd’hui une humiliation publique, devant une salle pleine. Debout sur l’estrade, il lit d’une voix monotone et tremblante le discours qu’on a écrit pour lui, à la gloire du système musical soviétique. Puis arrive le passage sur les compositeurs russes contemporains, ceux qui sont censurés en URSS. Ce moment est insupportable pour Chostakovitch qui s’entend critiquer ses collègues Prokofiev et Stravinsky. En quelques mots, il traîne dans la boue Stravinsky, un compositeur pour qui il a pourtant une profonde admiration. Ce qu’il sait, c’est ce que c’est le pire moment qu’il ait vécu jusqu’ici. Et pour une partie du public occidental, il est devenu d’une certaine façon la voix de l’idéologie communiste.
Avec le temps, Staline a trouvé le meilleur moyen de le faire souffrir. Des oncles, des cousins, des amis proches de Chostakovitch ont été tués ou déportés dans les camps de travail. Mais Staline lui laisse la vie sauve. La terreur quotidienne est plus dévastatrice encore que la mort. En ce début des années 1950, Chostakovitch perd sa place de professeur dans les conservatoires de Moscou et de Leningrad. Il voit un mot placardé sur le mur : "Renvoyé pour incompétence". Et ses œuvres disparaissent à nouveau des programmes de concert.
La pression continue à la mort de Staline
A la mort de Staline, le 5 mars 1953, il espère que de nouvelles perspectives vont s’ouvrir pour lui, qu’il va être libéré de cette pesanteur qui l’a étouffé durant 20 ans. Mais non. En 1960, on le force à devenir président de l’Union des compositeurs de la Fédération de Russie et à adhérer au Parti Communiste. Le soir, chez lui, ce n’est plus le NKVD qui vient frapper à sa porte mais un employé de la Pravda. Régulièrement, on lui apporte un article qu’il n’a pas écrit bien sûr mais qu’il doit signer. A chaque fois, il appose donc sa signature, mais comme ultime acte de résistance, il inscrit ses initiales à l’envers.
Et sa musique, encore et encore, ne correspond pas à la ligne fixée par le parti, comme Chostakovitch l’écrit à son ami Isaac Glikman, en mars 1957 : "Ma vie est très agitée, je perds beaucoup de temps et n’arrive pas à me consacrer comme il faut à la onzième symphonie. Ces jours-ci, j’assiste au congrès des compositeurs. J’écoute des orateurs de toute sorte. Surtout j’ai apprécié le discours du camarade Loukine. Il a rappelé au congrès les consignes inspirées de Jdanov selon lesquelles la musique doit être mélodieuse et plaisante. Malheureusement, a dit le camarade Loukine, nous n’obéissons pas à cette consigne inspirée."
Les consignes… Ce n’est pas maintenant que Chostakovitch va transformer son style. En participant à toutes ces réunions du parti communiste, il s’achète en quelque sorte une liberté musicale. Au début des années 1970, Chostakovitch est un homme brisé et rongé par l’amertume. Dans ses partitions, pour indiquer l’esprit avec lequel il faut jouer sa musique, il écrit souvent morendo, "en mourant", et cela semble faire écho à sa propre vie. Il est hanté par la lâcheté. Il s’en veut d’avoir accepté six fois le Prix Staline, et trois fois le Prix Lénine.
Au fil des années, il s’était éteint à petit feu. Chostakovitch meurt en 1975, à soixante-neuf ans. La Pravda n’annonce sa mort que quatre jours plus tard. Il y a un article qui n’apparaît qu’en troisième page, qui célèbre un grand homme, et surtout un fidèle du parti communiste : "Dimitri Chostakovitch était député du Soviet suprême de l’URSS, héros du travail socialiste, artiste du peuple de l’URSS.(…)Enfant fidèle du parti communiste, éminente personnalité sociale et nationale, l’artiste-citoyen D. Chostakovitch a consacré toute sa vie au développement de la musique soviétique, à l’affirmation des idéaux de l’humanisme socialiste de l’internationalisme." Des funérailles grandioses furent organisées par le parti communiste. Et ceux qui l’avaient persécuté pendant des années, étaient assis aux premiers rangs.
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Laure Dautriche
Cheffe de projet : Adèle Ponticelli
Réalisation : Sébastien Guidis
Recherches musicales : Benoît Valentin
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio
Bibliographie : "Ces musiciens qui ont fait l'histoire", Laure Dautriche (Tallandier)
Références musicales :
49 sec : Lady Macbeth
3'01 : Sonate pour violoncelle et piano en re mineur opus 40
3'30 : Tchaikovsky, La marche russe
5'45 : Symphonie numéro 5
9'30 : Symphonie numéro 7 (Leningrad)
10'59 : Concerto numéro 1 en la mineur opus 77 (andante)
11'48 : Trio piano numéro 2 opus 67 (allegretto)
16'48 : Concerto numéro 1 en la mineur opus 77 Passacaille
Lectures :
Nicolas Carreau et Patrick Mancini