Dans Historiquement Vôtre, Clémentine Portier-Kaltenbach vous raconte le destin des grognards de l’armée de Napoléon, ces soldats français restés en Russie. À l'hiver 1812, la Grande Armée n’est plus qu’une troupe en déroute. On compte les morts par dizaines de milliers. Mais certains prisonniers de guerre deviendront bientôt les sujets du tsar.
À l'hiver 1812 c'est la Bérézina. La Grande Armée de Napoléon n'est plus qu'une troupe en déroute, il y a des dizaines de milliers de morts et aussi des dizaines de milliers de prisonniers. Que faire de tous ces hommes restés en Russie ?
Dès 1813, le tsar prend un oukase, une décision légale qui stipule que les prisonniers de guerre de la grande armée peuvent, à titre de colons étrangers, se faire naturaliser russes. Ils étaient libres de pratiquer leur culte, libérés du service militaire, exemptés d'impôts pour 5 à 10 ans et en même temps, ils pouvaient toucher une petite somme d'argent pour pouvoir s'établir et recevoir un lopin de terre en Ukraine ou en Sibérie.
Les prisonniers français bénéficient d’un statut particulier. La loi leur permet de choisir entre une citoyenneté provisoire de deux à trois ans, ou une citoyenneté dite « éternelle ». Le candidat doit tout de même remplir un certain nombre de règles : il doit notamment préciser son appartenance à l’une ou l’autre classe sociale. Appartient-il à la bourgeoisie ? Au clergé ? Est-il paysan ou artisan ? Certains anciens prisonniers se sont établis tranquillement en Russie, largement encouragés à rester.
Les artisans, assez nombreux, sont autorisés à ouvrir des ateliers. Ceux qui vont travailler dans les usines ont droit à un contrat signé en présence d’un fonctionnaire d’état qui précise les conditions d’embauche et de travail. A l’époque, aucun ouvrier russe n’a droit à ce traitement. Dans de telles conditions, en août 1814, près du quart des prisonniers de guerre va se faire sujet du tsar, provisoirement en tout cas.
Le projet est très ambitieux pour le tsar qui compte injecter dans son économie près de 20 000 européens.
Toutefois, l’expérience n’a pas eu l’ampleur attendue car en montant sur le trône, Louis XVIII demande à Alexandre Ier de rendre les prisonniers de guerre français. Pour une raison toute simple : les campagnes napoléoniennes ont fait des coupes nettes dans la courbe démographique française et le pays manque d’hommes.
Le roi désigne donc un commissaire au renvoi accéléré en France des prisonniers de guerre qui se trouvent en Russie. Il fait publier des annonces en français dans les journaux russes pour les inciter à rentrer dans leur pays.
A l’automne 1814, le premier transport maritime comprend trois bateaux qui embarquent 900 anciens prisonniers de guerre qui quittent Riga pour Le Havre. A la fin de l’année 1815, la plupart des prisonniers de guerre avaient regagné la France par mer ou par terre. Mais pas tous…
Ceux qui n’avaient pas de famille en France ou qui avaient fondé une famille en Russie n’avaient pas du tout envie de rentrer et ont préféré s’établir définitivement sur place. En 1837, la police secrète recense tous les anciens prisonniers de guerre fixés en Russie. La plus grande partie se trouve à Moscou et dans sa région. On compte alors 1 577 français, anciens prisonniers, et leurs enfants nés en Russie : 710 ouvriers, artisans ou propriétaires d’ateliers, 213 commerçants, 654 précepteurs…
Le record toutes catégories de séjour en Russie est battu par Jean-Baptiste Savin, un ancien officier, chef du convoi d’or de Napoléon. Il est fait prisonnier lors de la bataille de la Bérézina. Il se trouve ensuite dans une petite ville de Russie où il gagne sa vie en donnant des leçons d’escrime. Il adopte la citoyenneté éternelle, se convertit à l’orthodoxie et prend le nom de Nikolaï Andreïevitch Savin. Il épouse une jeune fille russe et part pour Saratov où il enseigne l’escrime dans une école militaire. Il donne ensuite des cours de français, ce qui lui vaut le titre officiel de fonctionnaire de 8e classe.
A sa mort en 1894, presque toute la ville de Saratov assiste à son enterrement et un monument à sa mémoire est érigé grâce au don de ses concitoyens. La plaque funéraire porte la mention « Ci-gît Nikolaï Andreïevitch Savin, dernier vétéran de la Grande Armée ».