L’action est sans précédent. Magistrats, greffiers et avocats du tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, dénoncent une justice à la veille du dépôt de bilan. Dans leur tribunal, plus de 30 postes de magistrats et 75 postes de fonctionnaires de justice ne sont pas occupés. Ils déplorent donc un manque cruel de personnel, avec comme principale conséquence, des délais de plus en plus longs pour que les justiciables obtiennent un jugement.
"La justice ne veut rien me rendre, pas même ma dignité". Au tribunal de Bobigny, des centaines d’exemples illustrent cette situation, comme cet homme qui contestait un arrêté d'expulsion, reçu par un juge, bien après avoir été expulsé de chez lui. Steeve, victime d'un grave accident du travail en 2010, n'a touché aucune indemnisation. Si ans après son accident, l’ancien chef de chantier de 47 ans, aujourd’hui lourdement handicapé, se sent abandonné par la justice.
"C’est systématiquement un papier qui va manquer. Des excuses comme : ‘on ne peut pas vous donner une réponse tout de suite. On va délibérer. On va vous répondre’. Depuis cinq ans, c’est ce que j’attends", raconte-t-il au micro d’Europe 1. Et de questionner : "Pour moi, où est la justice ? Ça fait cinq ans, six ans bientôt, que j’ai été mis sur la sellette et que l’on m’a oublié. Où passe l’argent des citoyens ? A quoi servent les juges ? Je ne comprends pas. J’avais un bon travail, j’étais conducteur de travaux, j’avais un salaire conséquent. J’avais une belle vie : une maison, un travail. J’ai tout perdu, on m’a tout pris. Suite à ça, la justice ne veut rien me rendre, pas même ma dignité", déplore-t-il.
"L’impression d’être un justiciable de seconde zone". Dildo, lui, est en conflit avec son employeur depuis plus de quatre ans. Il n'occupe plus le poste sur lequel il avait été embauché et souffre d’un sentiment d’impuissance. Il dépend du tribunal de grande instance de Bobigny et ne peut pas aller ailleurs. "La situation dans cette juridiction est catastrophique. J’ai l’impression d’être un justiciable de seconde zone. On a l’impression d’être livré à nous-mêmes. Et nous n’avons pas d’autres alternatives, car il s’agit de la seule juridiction à même de trancher un conflit entre un salarié et son employeur", fustige-t-il.
"Ce n’est pas acceptable dans un état de droit". Las de ces délais à rallonge, de plus en plus de justiciables n'osent même pas se lancer dans une procédure judiciaire, et renoncent à faire valoir leurs droits. Une dérive très grave selon l'avocate Me Houria Amari. "Ils disent : ‘non, c’est trop long, c’est trop lourd pour moi, j’abandonne mes droits’. Et ça, ce n’est pas acceptable dans un état de droit. Un justiciable, c’est quelqu’un qui appel au secours. A partir du moment où son appel est entendu six mois, un an ou deux ans plus tard, c’est un justiciable que l’on a forcément maltraité", estime l’avocate.
14 millions d’euros débloqué par le nouveau ministre. La seule solution, résume un avocat, serait d’obtenir plus de moyens pour embaucher davantage de personnel. Faute de quoi, le tribunal de Bobigny, comparé à une cocotte-minute, va finir par exploser. Le nouveau garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, a d’ailleurs érigé en "priorité absolue" "l’obtention de moyens" pour une "justice en permanence au bord de l’embolie". En visite à l’Ecole nationale de la magistrature, vendredi 5 février, le ministre de Justice avait mis l’accent sur la volonté du gouvernement de renforcer les effectifs de magistrats, en accordant à la justice une enveloppe de 14 millions d’euros. De nouvelles recrues doivent entrer en juridiction après deux ans et demi de formation.
En 2010, l'Etat a déjà été condamné à 400.000 euros de dommages et intérêts pour ce déni de justice. Avec une telle somme, on peut payer un greffier pendant 16 ans, ou un juge pendant 11 ans, souligne le syndicat des avocats de France.