Kobané, en Syrie, sous les regards inquiets. Cette ville, à un jet de pierre de la Turquie, subit l’assaut de l’Etat islamique depuis plusieurs semaines. Désormais, les combats prennent des allures de guérilla, dans les rues et ruelles de la métropole kurde. A quelques centaines de mètres, les militaires turcs massés à la frontière observent sans bouger les colonnes de fumée s’élever dans les airs, au-dessus des drapeaux de l’Etat islamique.
Pour l’instant, la Turquie refuse de venir en aide à Kobané. Seule promesse : de l’aide humanitaire et l’accueil de réfugiés. Exigeante, Ankara a posé ses conditions pour déployer ses soldats au-delà de sa frontière : la communauté internationale, les pays coalisés en première ligne, doivent accepter le principe d’une zone tampon à la frontière. Pourquoi une telle demande ? Europe 1 vous décrypte les arguments avancés par la Turquie pour la création d’une zone démilitarisée.
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Une zone tampon exist(ait) déjà
En fait, l’idée d’une zone tampon n’a rien de neuf. Peu après le début des troubles, en 2012, le Premier ministre turc (devenu depuis président) Recep Tayyip Erdogan avait obtenu un retrait de la frontière de l’armée de Bachar Al-Assad. Les soldats avaient ainsi évacué une grande partie des 800 kilomètres de frontière qui séparent les deux pays, laissant derrière eux une zone de paix toute relative.
Mais derrière cette marque de bonne volonté du régime, le dictateur syrien espérait “mettre au contact les Kurdes du YPG (une force armée, ndlr.) avec les islamistes et les Turcs et créer une zone de tensions”, explique à Europe 1 Tancrède Josseran, attaché de recherche à l’Institut de stratégie comparée, spécialiste de la Turquie. Pari gagné en 2014. La frontière turco-syrienne a pris des allures de nid de guêpes : l’Etat islamique contrôle une centaine de kilomètres de frontière et près de 300.000 Kurdes ont fui en Turquie en quelques semaines sous la pression des combats.
Un “hochet humanitaire”
Pour faire accepter cette “zone tampon version 2” à ses alliés, “la Turquie agite le hochet humanitaire”, commente Tancrède Josseran. Ankara voudrait permettre aux Kurdes syriens de retourner chez eux, ou en Syrie tout au moins. L’argument semble fonctionner auprès du président français, qui s’est prononcé en faveur de sa création "pour accueillir et protéger les personnes déplacées". Mais “l’argument humanitaire n’est pas qu’un prétexte”, nuance le spécialiste de la Turquie. Depuis le début du conflit, plus d’un million et demi de Syriens ont trouvé refuge en Turquie. Avec toutes les conséquences sanitaires, sécuritaires et sociales gravissimes. A moins d’un an d’élections législatives, Ankara tente de juguler l’agacement de sa population, face aux tensions que peut apporter une cohabitation aussi massive que rapide.
Une nouvelle chance contre Bachar
Au-delà même de visées électoralistes, le véritable but d’Ankara n’a pas bougé depuis le début de la guerre civile en Syrie : faire tomber Bashar Al-Assad. A sa frontière, la Turquie voudrait “créer un embryon de zone libérée, comme celle qui existe déjà du côté d’Alep, [...] qui soit sous un parapluie protecteur occidental”, explique Tancrède Josseran. La zone tampon permettrait, en plus d’accueillir des réfugiés, d’y former des combattants de l’opposition modérée syrienne, l’Armée syrienne libre.
Un coup d’avance sur les Kurdes
Mais là encore, la Turquie joue un jeu à trois bandes. Faire tomber Bachar, oui, mais en affaiblissant au passage son second ennemi : les Kurdes.
A Kobané, l’YPG, une force armée kurde affiliée au Parti des travailleurs kurdes (PKK), affronte quotidiennement l’Etat islamique. En effet, si l’YPG parvient à défendre Kobané, la ville pourrait devenir une vitrine politique pour le parti kurde. Et attiser les vélléités du côté turc de la frontière. Difficile dans ce contexte, pour l’armée turque, de leur venir en aide. Cela reviendrait à soutenir et légitimer son ennemi de toujours : le PKK. Car si le gouvernement turc a entamé des négociations de paix avec le parti kurde, toujours considéré comme terroriste, les deux n’ont pas rentré leurs griffes.
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Dans une possible zone tampon, l’Armée syrienne libre jouerait ainsi le rôle de chaperon pour les Kurdes. En gagnant de l’importance, l’ASL empêcherait le PKK de s’imposer comme principale force politique, sans y paraître.
Ménager la chèvre et le chou, éviter de faire de l’Etat islamique un troisième ennemi (en plus du régime de Bachar et des Kurdes), c’est tout l’enjeu de “ce pays Janus”, comme le décrit Tancrède Josseran, capable et coutumier des doubles voire triples jeux géopolitiques.