Trois mois après la réélection controversée d’Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie, manifestation et répression s’enchaînent sans discontinuer. Lundi dernier l’ONU dénonçait les détentions arbitraires et la torture. Mercredi, l’Union européenne lançait une procédure de sanction contre Loukachenko, son fils et treize autres responsables de la répression. Enfin, jeudi, c’est l’OSCE, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, qui publiait un premier rapport indépendant et accablant, pointant les "violation massives des Droits de l’Homme" et demandant l’annulation des élections. Depuis trois mois, le pays est complètement bouclé, mais notre envoyé spécial a pu rencontrer les résistants de Biélorussie et pénétrer au cœur d’une révolution sociale et culturelle que l’on appelle désormais la "révolution des quartiers".
"Bienvenue au quartier du changement"
Minsk est une ville grise, à l’architecture typiquement soviétique, quadrillée par de longues rues et de larges avenues. Dans un quartier à dix minutes de l’hyper-centre, au détour d’une rue, apparaissent des lampions qui surplombent une aire de jeux entourée de hauts immeubles. Sur les tables, des réservoirs de thé et des assiettes de gâteaux. Les habitants commencent à affluer. Une pancarte les accueille : "Bienvenue au quartier du changement". Et derrière les micros, c’est Petlia Pristrastija qui vient soutenir la résistance, un groupe très connu dans les pays de l’espace post-soviétique.
La petite place est remplie de gens qui dodelinent de la tête, prennent des vidéos. La nouvelle du concert gratuit a circulé dans Minsk, beaucoup sont venus d’autres quartiers. C’est le cas de Liza, friande de ces moments d’échange :"On a librement changé de mentalité, et beaucoup de personnes qui ne se connaissaient pas dans le voisinage forment maintenant une communauté et partagent des idées fortes", explique-t-elle. "Ils ne restent pas cloitrés chez eux à regarder la télé où il n’y a que de la propagande pour Loukachenko."
Sur la place, on discute, les enfants jouent. Un chien circule de caresses en caresses. Des pancartes indiquent qu’il est interdit de marcher sur la pelouse et que les forces de l’ordre ne sont pas les bienvenues. Aux fenêtres qui s’éclairent dans la nuit, on aperçoit les drapeaux blancs et rouges. "Les gens ne veulent plus rester chez eux. Cette lutte contre Loukachenko les rassemble. La révolution des quartiers, c’est tous les jours", assure Veronika. "Parfois, quand on rentre des grandes marches, il arrive que l’on se sente désemparé. Ici, tous les manifestants se retrouvent, se rassemblent pour échanger. Ceux qui travaillent pour les structures gouvernementales peuvent exprimer leurs opinions librement."
Une contestation réinventée
Cette émulation a commencé début août, après la réélection frauduleuse d’Alexandre Loukachenko. Sur la place du "quartier du changement", un collage sur un bloc de béton a lancé la résistance. Il s’agit du portrait de deux DJ de Minsk qui, juste avant l’élection, en concert, avaient osé passer Peremen, une chanson mythique du rocker russe Viktor Tsoï, devenue un hymne protestataire dans l’espace post-soviétique. Les deux DJ ont été arrêtés et envoyés pour dix jours en prison. En rentrant dans leur quartier ce jour-là, un groupe d’amis crée puis colle cette fresque-portrait.
Vassili, un trentenaire du quartier, se rappelle la surprise des habitants : "Un des moments très forts, c’est lorsque la fresque a été dégradée. Des gens qui ne se connaissaient pas sont descendus pour la rénover et pour échanger. Ça a été la première rencontre. Certains rapportaient des produits nettoyants, d’autres des dissolvants. Mais où étaient ces gens avant ?", interroge-t-il.
Cette fresque du "quartier du changement", représentant deux DJ jetés en prison par le pouvoir, est devenue un symbole de ralliement pour les riverains. DR
L’ultimatum et l’appel à la grève générale lancés par Svetlana Tikhanovskaïa, la figure principale de l’opposition, en exil en Lituanie, n’ont pas vraiment fonctionné. Il y a eu une forte mobilisation les premiers jours, dans les universités et les usines, mais le régime a lancé une vague de licenciement et d’expulsions sans précédent.
Depuis des semaines les grandes manifestations du dimanche perdent en nombre, en raison du froid, mais aussi coronavirus, et surtout à cause de la violence de la répression. Désormais, cette "révolution des quartiers" est donc devenue la structure la plus solide de la contestation. Les quartiers qui se mobilisent à Minsk et ailleurs dans le pays se comptent par centaines.
La crainte des violences policières a fait diminuer le nombre de participants aux grandes manifestations hebdomadaire sur les avenues des grandes villes. ©Thomas D'Istria
Courses-poursuites
Dans le "quartier du changement", les habitants jouent au chat et à la souris avec la police. Ivan* par exemple, se souvient s’être échappé de justesse par le souterrain du parking qui est sous l’aire de jeux. "Quand la police est venue, Stepan et moi on refaisait la fresque, sur le mur. La police est arrivée, on a juste sauté là-dedans et on est ressorti par cette porte. On voyait les policiers essayer d’ouvrir l’autre porte", raconte-t-il. Moins chanceux, son camarade a finalement été arrêté. Près de deux mois plus tard, il est toujours en prison.
Au fil des jours, les nouveaux amis sont restés sur la place, à boire du thé, à interpeler les voisins. Puis ils sont descendus plus nombreux, sont restés de plus en plus tard. Depuis, les animations s’enchaînent. Ivan fait partie des habitants les plus actifs. "Certains organisent les concerts, d’autres des événements artistiques. Et puis il y a un groupe qui se bagarre avec le gouvernement à propos de ces immeubles. On nous fait payer des amendes pour les logements, alors ils essayent de les faire annuler."
C'est au pied des immeubles désormais que s'imagine l'avenir politique de la Biélorussie, alors que les grandes manifestations sont devenues la cible de violentes répressions. DR
La rôle des nouvelles technologies dans la révolution
Le "quartier du changement" donne des concerts quasiment tous les soirs. Les annonces sont passées via une chaîne Telegram. Chaque quartier révolutionnaire de Minsk a son chat sur cette application cryptée. "Cela limite les risques d’arrestation", explique Ivan. "Quelque fois ils attrapent une personne. La police essaye d’attraper l’administrateur du groupe Telegram, mais jusqu’ici ils n'ont eu personne de notre groupe."
La résistance technologique a joué un rôle crucial dans la mise en place de la contestation. Le secteur des technologies de l’information représentait 6% du PIB avant les élections, et il s’est très vite mobilisé pour surveiller la transparence du scrutin. Depuis, il y a eu de nombreuses arrestations au sein des entreprises. Des militants du numérique se sont exilés dans des pays voisins mais certains sont toujours à l'œuvre, des "cyber-partisans" comme on les appelle.
Un groupe dont on ne sait pas grand-chose, mais qui attaque le régime sur le front numérique. Ils ont ainsi interrompu la télévision nationale en direct pour passer des images de violences policières. Les sites gouvernementaux sont hackés. Ils ont aussi publié les noms et adresses de centaines de membres des Omon, les forces spéciales anti-émeutes, qui sont d’ordinaire encagoulés.
Une angoisse permanente
En écoutant les habitants des quartiers autour des balançoires, on sent bien que tout retour en arrière est impossible. "Je dirais que dans une manif tu te sens plus en sécurité qu’à la maison ! Là, dans la foule, tu côtoies des gens ouverts d’esprits, des gens normaux", soutient Ivan. "Mais quand tu restes à la maison, tout seul, tu te dis que les Omon viendront peut-être un jour frapper à ta porte…"
"Ce n’est pas le quartier qui a changé", explique Vassili, "ce sont les habitants. Avant cet été, on ne se connaissait pas." Ce changement profond lui donne confiance dans l’avenir. "En 26 ans de pouvoir, les responsables politiques ont créé beaucoup de problèmes. On en a à tous les niveaux de la société : juridiques, économiques… Il va falloir s’y atteler et travailler, travailler, travailler !"
En se promenant dans Minsk, en début de soirée, il n’est pas rare de tomber sur un rassemblement blanc et rouge au milieu des tours. Avec, autour d’un chocolat chaud et d’une partie de Uno, des voisins qui refont un monde sans Loukachenko.
*Le prénom a été changé à la demande de l’interlocuteur