Alors que les plaies du génocide rwandais restent à vif, le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld a consacré son sixième livre, Là où tout se tait (Gallimard 2021), aux rares Hutus qui ont refusé de céder à la folie meurtrière et ont protégé des Tutsis, malgré les pressions de leur camp. Au micro de Sophie Larmoyer dimanche, Jean Hatzfeld explique que ces "Justes" souffrent d'un manque de reconnaissance, à la fois du côté des Tutsis mais aussi des Hutus qui les considèrent comme des traîtres.
Très peu nombreux, les "Justes" rwandais, décrits par Jean Hatzfeld, sont ceux "qui s'opposaient à tuer et qui risquaient une mort immédiate". Le génocide a en effet été d'une "violence extrême et rapide", poursuit le journaliste. Entre avril et juillet 1994, plus de 800.000 Rwandais ont été tués dans la guerre civile qui a opposé le gouvernement, composé de Hutus, au Front patriotique rwandais, le FPR.
Une violence extrême et soudaine
"Par exemple - explique Jean Hatzfeld - on a tué 51.000 personnes en sept semaines à Nyamata", une ville où l'écrivain se rend régulièrement pour tenter de comprendre ce massacre. "Les Rwandais ont été pris par la soudaineté extrême de la violence", résume-t-il, précisant que "80% des personnes qui ont été tuées l'ont été à l'arme blanche, c'est-à-dire, les yeux dans les yeux. Cela change considérablement le souvenir que l'on peut avoir de ces événements".
Au milieu de ce bain de sang, l'engagement des "Justes" rwandais les a exposés non seulement à la mort mais aussi au déshonneur au sein de leur camp. "Malgré ce qu'ils ont fait d'héroïque, ils sont maudits. Dans leur communauté, ce sont soit des traîtres, soit ils renvoient l'image de ce que les Hutus auraient pu être. Car tous les Hutus disent qu'ils ont été obligés de tuer et qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Au contraire, ces "Justes" montrent qu'il était possible de faire autrement", explique Jean Hatzfeld.
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Gaspard Kalisa, 59 ans, est l'un de ces Hutus. À l’époque du génocide, il était chauffeur mécanicien. Il a aidé une trentaine de rescapés Tutsi à se cacher pendant le premier mois du génocide. En mai 1994, avec sa famille et une poignée de rescapés, ils ont fui vers la RDC et ne sont rentrés au Rwanda qu’en 1996.
"Quand la peur venait, je m’agenouillais et je priais"
"Chez moi, j’ai caché des Tutsis dans des paniers de haricots, d’autres sous les lits. J’avais aussi une petite annexe dans le quartier. J'y ai mis un sommier, des coussins pour que l'on puisse se cacher en dessous. Un soir, on a su que les miliciens cherchaient ces Tutsis. J’étais prêt à donner tout ce que j’avais, mes 11 vaches et mes 70 chèvres pour qu’ils les laissent en vie. J’avais très peur. Mais quand la peur venait, je m’agenouillais et je priais", raconte-t-il.
Non seulement Gaspard Kalisa a vécu dans la peur d'être tué par les autorités, mais il a aussi été confronté à la colère des membres de son ethnie. "Après le génocide, des gens de ma famille nous ont accusés de trahison car j’avais caché des Tutsis. Ils m’ont dit : 'vous avez caché les serpents, les serpents vont vous mordre'. Ils étaient tellement fâchés de savoir que des Tutsis avaient survécu grâce à moi qu’ils voulaient me tuer", se souvient-il.
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Dans la communauté Tutsi, ces "Justes" ne sont pas non plus bien perçus. "Il y a des soupçons qui sont portés sur eux parce que les Tutsis ont du mal à envisager que ce soit possible", précise Jean Hatzfeld, qui nuance toutefois les intentions de ces "Justes". "Beaucoup de Hutus ont sauvé des Tutsis en contrepartie, par exemple, de la survie de leurs femmes. Mais des Hutus qui ont sauvé par amitié, par amour ou par bonté, les Tutsis n'y croient pas vraiment, même s'ils existent", ajoute Jean Hatzfeld.
Plus de 25 après la fin de la guerre civile, le Rwanda essaye toujours de réconcilier les deux ethnies, à travers une politique d'unité nationale. Mais, comme le montre le livre de Jean Hatzfeld, le chemin est encore long à parcourir. "Je pense qu'on ne peut pas pardonner à quelqu'un qui ne vous demande pas pardon, c'est-à-dire qui ne vous a pas dit la vérité. Il faut aller voir la victime et lui dire : 'C'est moi qui ai tué ta sœur'. Alors là, le pardon peut être possible", affirme Jean Hatzfeld.