C'est une petite île paisible, prisée des touristes. Mais aussi le théâtre d'un très grand scandale, au cœur de l'Europe. À Malte, des hommes politiques, membres du gouvernement et riches hommes d’affaires sont accusés d’avoir planifié le meurtre d’une journaliste d’investigation, Daphné Caruana Galizia, dont la voiture, piégée par une bombe, a volé en éclats en octobre 2017. Alors que l'enquête piétinait depuis deux ans, elle s'est brusquement accélérée, fin novembre, avec de nouvelles arrestations et révélations impliquant jusqu'au chef de cabinet du Premier ministre, qui se trouvait au centre des enquêtes de la reporter. Un système de corruption est-il en train de vaciller ?
"On ne peut pas dire : on se fout des règles de l'Union Européenne"
"Notre pays a été complètement kidnappé, nos institutions ont été détournées. Mais je peux dire que c'est la première fois de ma vie, et j'ai 50 ans, que je vois un mouvement citoyen se former, sans aucun lien avec les partis politiques, et qui dit : 'ça suffit, on veut récupérer notre pays, on veut la démocratie", témoigne au micro d'Europe 1 une manifestante. Au côté d'une centaines de personnes, elle manifeste devant le Parlement, avec des pancartes sur lesquelles sont écrits les mots "mafia", "assassins" ou encore "dégage". Deux membres du gouvernement au cœur de ces nouvelles révélations ont déjà démissionné. Mais beaucoup ne comprennent pas que le Premier ministre reste en poste, alors que son équipe aurait protégé les principaux suspects.
Une incompréhension partagée par la délégation de députés européens envoyés en urgence sur l’île dans cette affaire, et présidée par la Nééerlandaise Sophie int’veld. "Ce qu’on a vu ne nous a pas rassurés du tout, la corruption est encore plus visible, la position du Premier Ministre n’est pas tenable", explique-t-elle. "Jusqu’ici, il a eu un accès presque illimité à l’enquête. Sa main droite, le chef de cabinet, était présent aussi, donc il y avait accès. Entre temps on a appris que le Premier ministre avait des contacts très réguliers avec le Monsieur qui était chargé du meurtre de Madame Caruana. (...) C’est inouï. Il y aura des conséquences, on ne peut pas dire : 'on se fout des règles de l'Union Européenne, l'Etat de droit ça nous intéresse pas' et en même temps être membre à plein titre et bénéficier de tous les avantages."
Des photos de Daphné Caruana Galizia arrachées "tous les soirs"
Juste en face du tribunal, un petit groupe de femmes vient rallumer les bougies déposées au pied du monument aux morts. "C'est un rappel quotidien aux tribunaux que la justice n'a pas encore été faite, donc ce n'est pas un mémorial, mais un signe de protestation", commente Vicki Ann Cremona, présidente de l’association anti-corruption Republicca. "Tous les jours, nous venons mettre des bougies et photos de Daphné mais elles sont enlevés tous les soirs. Ce sont des extrémistes, des jeunes ou très vieux, souvent appartenant au parti travailliste au pouvoir, qui arrachent les photos et qui croient que nous sommes en train de 'désacrer' leur parti."
À la télévision, à la radio, sur internet : ceux qui osent critiquer ce système corrompu sont en permanence attaquées par des soutiens du pouvoir en place. Le journaliste Matthew Caruana, fils de Daphné, vit ainsi toujours dans la maison familiale, dont la façade avait été incendiée et devant laquelle leur chien avait été égorgé, mais sous la surveillance permanente d'un policier. "On n'est toujours pas en sécurité", témoigne-t-il. "Ceux qui ont tué ma mère sont toujours libres. Bien sûr, cette police dehors travaille aussi pour le gouvernement, mais nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter cette protection."
Vers une ère de la transparence ?
"La stratégie du gouvernement, ou plutôt de l’organisation criminelle qui a phagocyté le gouvernement, est de nous épuiser, de rendre les choses encore plus dures psychologiquement, en alimentant une propagande offensive contre nous et en reportant les procès qu’avait ma mère sur nous, sa famille", poursuit le fils de la journaliste. "Et quelques soient les preuves de la corruption des plus hautes sphères du gouvernement, que l’on met sur place publique, on a des fanatiques du Premier ministre qui nous disent : 'on le soutient parce qu’on sait qu’il va se débarrasser de vous, comme il s’est débarrassé de votre mère'."
Même si la société maltaise est divisée, voire coupée en deux, de nombreux journalistes et citoyens ont repris le flambeau de Daphné Caruana Galizia pour que le procès de ses meurtriers marque aussi le début d’une nouvelle ère, celle de la transparence et de séparation des pouvoirs.
Une société profondément divisée
Si une partie de la population minimise l’ampleur de la corruption et soutient le premier ministre, c'est aussi parce que l’économie de l'île est en plein "boom", avec très peu de chômage et un tourisme florissant. En face, l’opposition et les collectifs de citoyens dénoncent l’emballement de la corruption depuis 2013, c’est à dire l’arrivée au pouvoir des travaillistes. Ceux-ci ont notamment dopé les investissements en vendant des passeports : pour 1 million d’euros, il est possible d'acquérir la nationalité maltaise, et donc l'accès à toute l’Europe. Cette politique a attiré des milliardaires du monde entier, notamment des Russes, qui veulent échapper aux impôts dans leur pays… et aussi potentiellement blanchir de l’argent. C’est ce qu’avait montré le projet Daphné, une vaste enquête de médias internationaux qui a poursuivi le travail de la journaliste maltaise.
Deux ans après le meurtre, aucune date de procès n'est encore fixée. Les trois poseurs de bombes présumés devraient être jugés l'année prochaine, ils ont reconnu les faits. Mais l’homme d’affaires accusé d’être le cerveau du meurtre est toujours en garde à vue, après avoir tenté de fuir sur son yatch. Quant aux hommes politiques soupçonnés d’ingérence et de complicité, ils sont tous libres. La pression des institutions européennes, qui s'est accentuée ces derniers jours, pèsera-t-elle dans la balance ? Les députés qui doivent rendre leur rapport la semaine prochaine, pourraient recommander des sanctions contre Malte.