En annonçant le report de l'élection présidentielle, prévue le 25 février, le chef de l'État sénégalais Macky Sall a pris une décision sans précédent. C'est la première fois depuis 1963 qu'une présidentielle au suffrage universel direct est reportée au Sénégal, pays présenté comme un îlot de stabilité en Afrique.
Un "coup d'État constitutionnel" dénoncé
Le président élu en 2012 et réélu en 2019 en a fait l'annonce samedi dans une brève intervention à la télévision publique, quelques heures avant l'ouverture de la campagne. "Notre pays est confronté depuis quelques jours à un différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d'une supposée affaire de corruption de juges", a-t-il dit. Le Sénégal ne peut "se permettre une nouvelle crise" après des troubles meurtriers en mars 2021 et juin 2023, a-t-il ajouté, annonçant "un dialogue national" pour "une élection libre, transparente et inclusive" et réitérant son engagement à ne pas être candidat.
Une décision dénoncée avec virulence dès dimanche par ses détracteurs comme un "coup d'État constitutionnel". Depuis, des rassemblements ont été réprimés, l'accès à Internet a été coupé lundi et rétabli ce mercredi. Un moyen déjà employé par le gouvernement sénégalais en juin 2023, dans un contexte de crise politique. "On sent qu'il y a un État policier qui se met en place, ce n'est pas tout à fait la première fois parce qu'il l'avait déjà fait en juin. Mais cette fois, c'est différent, car il s'agit de protéger une décision jugée par la plupart des Sénégalais comme étant illégale", rapporte Caroline Roussy, directrice de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Afrique/s.
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Le Parlement a voté, à la quasi-unanimité, lundi une loi reportant la présidentielle du 25 février au 15 décembre et prolongeant le mandat du président sortant Macky Sall.
Un plan pour éviter la défaite du camp présidentiel ?
À quoi faisait référence Macky Sall lorsqu'il évoquait "un différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel" ? En janvier, le Conseil constitutionnel a validé 20 candidatures, un record, mais a exclu du scrutin des dizaines de prétendants. Parmi eux, deux ténors de l'opposition : le candidat antisystème Ousmane Sonko, en prison depuis juillet 2023 notamment pour appel à l'insurrection et disqualifié par le Conseil à la suite d'une condamnation pour diffamation dans un dossier distinct, et Karim Wade, ministre et fils de l'ex-président Abdoulaye Wade (2000-2012), en raison de sa double nationalité franco-sénégalaise.
Tout candidat "doit être exclusivement de nationalité sénégalaise", dit la Constitution. Pourtant, une candidate à la présidentielle, Rose Wardini, a été qualifiée alors qu'elle a aussi la double nationalité. Karim Wade a remis en cause l'intégrité de deux des sept juges constitutionnels, les accusant de corruption. À son initiative, l'Assemblée a approuvé la semaine dernière la création d'une commission d'enquête sur les conditions de validation des candidatures.
Mais une autre raison pourrait expliquer le report de l'élection présidentielle : la peur d'une défaite du camp présidentiel. "Il y a un deuxième niveau de lecture [à cette crise] qui est non officiel, mais qui paraît un peu plus cohérent, c'est que Macky Sall avait des relations qui se dégradaient avec son Premier ministre candidat et il observait aussi que son candidat" ne rassemblait pas, rapporte Caroline Roussy. "Le parti de Macky Sall et de sa coalition n'ont pas de réserve de voix. Ils ont peur de perdre la face et de perdre le pouvoir. Les Sénégalais ne sont pas dupes", explique la directrice de recherche à l’IRIS.
Le Sénégal, l'un des pays les plus stables d'Afrique
Alors que les coups d'État se sont succédé ces dernières années en Afrique de l'Ouest, le Sénégal n'en a connu aucun, une rareté sur le continent. Le Sénégal a élu tous ses présidents au suffrage universel depuis 1963 et en a même changé par les urnes. "Ce qui serait inquiétant, c'est que Macky Sall plonge le pays dans une instabilité politique, sociale et économique chronique. C'est dramatique car tout ce qui avait été construit, l'image de Senghor admirée à l'étranger, etc., c'est tout un modèle de représentation qui s'effondre", regrette Caroline Roussy, directrice de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Afrique/s.
La Communauté des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao), l'Union africaine, les États-Unis, l'Union européenne, la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne, partenaires importants du Sénégal, ont exprimé leur inquiétude. De nombreuses organisations de défense des droits, sénégalaises et internationales, ont réprouvé les restrictions à internet ainsi que la suspension de la licence de la télévision privée Walf TV. Les États-Unis se sont aussi dits "profondément préoccupés" par la situation et a affirmé que le vote du report de la présidentielle "ne peut être considéré comme légitime".