C'est un tournant. Alors qu'elle réservait jusqu'ici ses vidéos à son site internet, Canal+ a décidé de jouer la carte de l'ouverture. Dans quelques jours, la chaîne cryptée et ses filiales (comme D8) mettront en ligne des contenus vidéo sur YouTube. Canal+ a en effet annoncé mi-novembre qu'elle allait lancer une vingtaine de "chaînes" sur la célèbre plateforme. Les internautes y retrouveront des séquences courtes issues des programmes phares de la chaîne, comme Le Grand Journal ou Les Guignols de l'info. C'est déjà le cas pour certaines d'entre elles, comme "Le Dézapping", un programme humoristique diffusé dans l'émission Le Before (photo). Des émissions de télé sur YouTube, la partie n'était pourtant pas gagnée d'avance...
La fin d'une défiance ? Depuis que le site, lancé il y a huit ans, a été racheté par le géant Google en 2006, les chaînes de télévision américaines ont noué des partenariats avec lui. Mais leurs homologues françaises ont longtemps regardé avec méfiance le succès de ce nouveau géant. D'abord parce que certains utilisateurs de YouTube n'hésitent pas à poster des séquences extraites du petit écran, sans que la justice ne donne raison aux chaînes. Mais aussi parce que les acteurs du secteur télévisé voient une concurrence déloyale dans la volonté de YouTube de proposer des contenus originaux. En mars 2012, le PDG de Canal+, Bertrand Meheut, publiait une tribune dans Le Monde pour dénoncer le fait que les acteurs de l'Internet ne soient pas soumis aux règles qui régissent les chaînes, par exemple l'obligation de financer la filière audiovisuelle française.
Un relais d'audience. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts. Car en signant un accord avec YouTube pour y décliner ses émissions, Canal+ semble bel et bien opérer un changement de stratégie. "Nous avons été pragmatiques", explique Fabienne Fourquet, directrice des nouveaux contenus du groupe, interrogée par Europe1.fr. "Nous avons d'abord développé nos marques propres sur nos sites. Ensuite, en constatant la volonté des utilisateurs de partager nos contenus, nous avons estimé que certains sites de partage de vidéos devenaient incontournables, notamment auprès des jeunes". On pense notamment à la série Bref, qui a cartonné sur les réseaux sociaux il y a deux ans.
Le service public a entamé la même démarche. En janvier dernier, France Télévisions a ouvert sur YouTube 25 comptes au nom de certaines de ses émissions de référence, comme On n'est pas couché ou Thalassa. En novembre, le groupe s'est félicité d'avoir dépassé les 50 millions de vues sur le site. Ce déploiement va se poursuivre en 2014, avec notamment le lancement de 24 chaînes correspondant aux antennes régionales de France 3. Mais la pionnière en la matière reste BFM TV : depuis 2010, la chaîne d'information met en ligne sur YouTube de nombreux contenus tirés de son antenne.
La défiance initiale semble donc avoir laissé place à une entente cordiale. "Que la télévision aille vers YouTube, c'est une très bonne chose", approuve Lorenzo Benedetti (photo), un ancien producteur télé qui a fondé l'an dernier Studio Bagel, une boîte de production de vidéos destinées à YouTube. Mais pour lui, le rapprochement aurait pu avoir lieu plus rapidement : "c'est un peu comme si les télévisions avaient une énorme montagne devant les yeux et ne voulaient pas la voir", compare-t-il.
Un modèle économique à trouver. Pour autant, il sera difficile de convertir cette nouvelle audience en deniers sonnants et trébuchants. D'abord parce que la publicité sur Internet rapporte bien moins qu'à la télévision. Mais aussi parce que lorsqu'il s'agit de partager les revenus, YouTube est dur en affaires. Si les montants des accords individuels sont confidentiels, le site se réserverait en général 45% des recettes générées par les vidéos.
"A la fin, il ne reste pas grand-chose dans la poche de ceux qui produisent les contenus", admet Lorenzo Benedetti. "Mais YouTube est une caisse de résonance, un écosystème dans lequel il faut s'insérer". Avec son milliard de visiteurs uniques par mois, le site tient en effet un argument infaillible. "Le premier enjeu, c'est la notoriété et le partage", confirme Fabienne Fourquet, de Canal+. "Après, il faut trouver un équilibre entre les revenus publicitaires et la croissance de l'audience".
Repérer des talents. Mais si la télé s'intéresse à Internet, c'est aussi pour voir ce qui s'y fait. C'est pourquoi, en plus de la déclinaison de ses émissions sur YouTube, Canal+ va également lancer CanalFactory, un "label de promotion et d'expression" destiné à faire émerger des artistes révélés sur le web. "C'est une sorte de pépinière de talents", explique Fabienne Fourquet, qui cite par exemple une websérie d'animation intitulée "Les Kassos", qui met en scène "des personnages de BD qui ont des problèmes psychologiques et vont voir une assistante sociale".
Ces contenus décalés propres au web, M6 les avait déjà repérés. En 2012, le groupe a lancé Golden Moustache, une chaîne YouTube qui propose de courtes vidéos humoristiques, sur un ton assez déjanté. En un an d'existence, Golden Moustache gagne de l'argent, selon Le Figaro, et a permis à M6 de mettre un pied dans un univers en plein essor.
Deux médias différents. Car depuis sa création, YouTube stimule la créativité des internautes, qui ont inventé des contenus d'un nouveau genre. Norman Thavaud, l'un de ces "youtubers" célèbres, qui cartonne avec "Norman fait des vidéos", voit d'un bon œil l'arrivée de la télévision sur YouTube. Mais il met en garde les chaînes : "si elles comptent faire de la télé sur YouTube, ça ne va pas marcher, car YouTube a ses codes particuliers et il faut s'y adapter". Norman sait de quoi il parle : "plusieurs chaînes m'ont proposé des projets, mais je sais que je suis nul en télé, je préfère rester sur YouTube". Chacun son métier !