Cocorico ! a crié en chœur le monde de la fiction télévisée française. C'était le 25 novembre, lorsque Les Revenants, le programme de Canal+, a été sacré meilleure série dramatique à la prestigieuse cérémonie des International Emmy Awards. Pour la fiction française, ce n'est pas la seule bonne nouvelle de l'année. En septembre, on apprenait que les ventes de fictions tricolores à l'étranger avaient progressé de 14% en 2012, portées par des succès comme Engrenages, Braquo (Canal+) ou Ainsi soient-ils (Arte). Pourtant, si l'intérêt porté aux séries françaises frémit incontestablement depuis quelques années, la route est encore longue…
Très longue même, dans un monde où les séries américaines tiennent toujours la dragée haute. La preuve : les fictions qui trustent les classements des records d'audience en France s'appellent Mentalist, Docteur House ou Unforgettable. Et entre 2008 et 2012, le nombre de soirées consacrées à la fiction française sur les chaînes historiques a baissé de 12%... Alors que la France a le troisième cinéma du monde, pourquoi ses séries sont-elles autant à la traîne ? Europe1.fr a posé la question à cinq personnalités du secteur, qui ne mâchent pas leurs mots.
• L'argent manque
LE SCENARISTE : Frédéric Krivine, co-créateur de la série Un village français :
"Il y a un problème de volume. Si on produisait plus de séries françaises, il y aurait logiquement plus de bonnes séries françaises ! Ca bougera significativement le jour où une chaîne pariera sur la fiction française pour faire de l'audience, mais aussi lorsque les politiques s'y intéresseront. En France, les chiffres montrent que le téléspectateur regarde 200 fois plus la télé qu'il ne va au cinéma. Le problème, c'est que les politiques s'en foutent. Comme le dit Maurice Frydland (réalisateur de séries comme Nestor Burma, NDLR), "en France, personne ne regarde la télévision, sauf le public !"
Son conseil : "mettre plus d'argent public dans les séries"
• Trop de polar tue le polar
LA PRODUCTRICE : Pascale Breugnot, fondatrice d'Ego Productions (Alice Nevers, La famille Katz...), au micro d'Europe 1 le 4 décembre :
"Le gros problème de la fiction française, c'est que les diffuseurs commandent en général des séries policières, parce qu'ils ont confiance dans le polar, qui va forcément fédérer car le public s'y est accoutumé. Ainsi, 80% de la fiction française, ce sont des polars. Et les chaînes nous tiennent, parce qu'elles ont des idées sur ce qu'elles pensent être bon pour le public et ne veulent pas le déranger ou lui faire peur.
Par conséquent, lorsqu'on écrit, on lisse les histoires et les caractères pour qu'il y ait un maximum de gens devant l'écran. Il y a donc une frilosité des diffuseurs qui nous fige dans le polar et son héros récurrent, alors qu'il y aurait 50.000 sortes d'histoires à raconter."
Son conseil : mettre à l'antenne des séries abordant "des sujets totalement inédits, qui passionneraient le public"
>> Les séries américaines, meilleures que les séries françaises ? Regardez le débat du Grand Direct des médias sur Europe 1 :
• Des séries trop formatées
LE COMMERCIAL : Mathieu Béjot, délégué général de TV France International, association des exportateurs de programmes audiovisuels français :
"Ce qui nous manque, c'est une fiction plus diversifiée. Aujourd'hui, la fiction française est très centrée sur le prime time, alors qu'il nous faudrait aussi des séries de journée et d'access, comme le font les Américains ou les telenovelas en Amérique latine. Nous devons aussi avoir plus d'audace : ça a payé pour des séries comme Les Revenants (Canal+) ou Ainsi soient-ils (Arte). Nous avons le talent, mais nos auteurs doivent être mieux valorisés. L'impulsion peut et doit venir des diffuseurs, qui sont à la fois à l'origine et au bout du processus. Certes, le cinéma a encore l'ascendant sur les séries, mais les mentalités sont vraiment en train de changer."
Son conseil : "produire des séries plus diversifiées, plus audacieuses… et écrites plus rapidement !"
• Une création qui reste artisanale
LE DIFFUSEUR : Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction chez Canal+ :
"Nous avons indéniablement un retard par rapport aux Américains, qui ont un fonctionnement très organisé. Chez nous, c'est encore très artisanal. Nous avons fait énormément de progrès pour renouveler la série française, qui a tourné en rond pendant quinze ans, mais on ne change pas les choses du jour au lendemain. Les auteurs n'ont pas encore intégré la contrainte propre à la fiction télévisée.
En contrepartie, il y a sûrement un effort financier à fournir envers eux, en lien avec les producteurs. La formation est également très importante, et à ce titre, l'ouverture récente par la Fémis d'une filière séries est quelque chose de formidable. Tous ces leviers doivent nous permettre d'entrer dans une phase semi-industrielle de la production de fiction."
Son conseil : "développer l'écriture en atelier : les auteurs doivent se mettre autour d'une table et travailler ensemble, même si ça demande de l'humilité"
• Et la reconnaissance, alors ?
LE JOURNALISTE : Alain Carrazé, spécialiste des séries TV :
"En France, la fiction télévisée manque d'un élément clé : la reconnaissance. Aux Etats-Unis, les Emmy Awards récompensent les meilleurs programmes télévisés et les Golden Globes distinguent de façon équivalente le cinéma et la télévision. Ce type de récompense existe aussi en Grande-Bretagne et au Canada. En France, nous avons les Césars pour le cinéma, mais rien de tel n'existe pour la fiction télé. C'est symptomatique d'un manque de légitimité.
Ce dont a besoin la fiction française, c'est d'être prise au sérieux. Si c'était le cas, je pense que tout le reste viendrait : une industrialisation du processus, un plus grand respect des auteurs et un meilleur financement. D'autant qu'on sent qu'une nouvelle génération arrive, avec une volonté et une envie de mieux faire."
Son conseil : "considérer qu'écrire, produire ou réaliser une série est aussi légitime que sortir un film ou un livre"