Un bras de fer est en cours entre les journalistes et la direction de l'information de France Télévisions. Lundi, le groupe public a annoncé en interne les pistes qui se dégageaient pour faire des économies substantielles. Les postes des reporters affectés aux magazines Envoyé spécial et Complément d'enquête sont directement menacés. Si cette piste était actée, qu'est-ce qui pourrait changer pour la production de l'information, les journalistes, et les téléspectateurs ? Eléments de réponse.
Pourquoi ce plan d'économies ?
Si des coupes budgétaires sont aujourd'hui envisagées par la direction de France Télévisions au sein des rédactions des deux magazines, c'est avant tout en réaction à une décision de l'exécutif. Fin septembre, le gouvernement a annoncé une baisse du budget de l'audiovisuel public l'an prochain, et en particulier de celui de France Télévisions. En vertu de cet arbitrage, les crédits du groupe public doivent diminuer de 29,8 millions en 2018 par rapport à 2017, à 2,57 milliards d'euros. Mais la réduction est encore plus importante, autour de 50 millions, par rapport à la trajectoire prévue par le contrat d'objectifs et de moyens (COM) signé par le groupe fin 2016 avec l'ancien gouvernement.
Le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin avait alors évoqué la nécessité d'une "diversification" structurelle du financement de France Télévisions, expliquant "qu'il n'est pas normal que 90% des recettes viennent du financement de l'État".
Depuis cette annonce, l'inquiétude n'a eu de cesse de grandir au sein des rédactions de France Télévisions. Le conseil d'administration du groupe public avait prévenu fin septembre que cette baisse risquait de contraindre l'entreprise à revoir ses "engagements et obligations". Le 17 octobre dernier, les syndicats CGT, CFDT, FO et le SNJ de France Télévisions ont appelé les salariés à la grève pour protester contre ces coupes. Les chaînes et le site franceinfo avaient alors été perturbés.
Qu'envisage la direction ?
Pour réaliser des économies, la direction de l'information de France Télévisions envisage de s'attaquer aux coûteux magazines d'information Envoyé spécial et Complément d'enquête. "Coûteux", car enquêter pendant parfois plusieurs mois, et produire une information de qualité en mobilisant plusieurs journalistes, nécessitent logiquement des moyens financiers conséquents.
Or, sur la méthode, c'est le flou. Plusieurs options ont été mises successivement sur la table, et rien ne semble, pour l'heure, clairement défini. La première piste envisagée était de remanier en profondeur la soirée du jeudi. Au lieu de diffuser Envoyé Spécial, suivi de Complément d'enquête, la direction réfléchissait à alterner les deux magazines en première partie de soirée. Selon ce qui est ressorti de la réunion de lundi, cette piste semble abandonnée. En revanche, les deux émissions verraient leur durée réduite. Aujourd'hui, Envoyé spécial propose aux téléspectateurs deux heures de reportages, et Complément d'enquête dure sur 1h50.
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La seconde piste envisagée par la direction n'a pas apaisé les troupes. Pire, l'inquiétude n'avait jamais été aussi forte. Elle a été évoquée lundi lors d'une réunion en présence de Thomas Sotto, présentateur de Complément d'enquête, Elise Lucet, à la tête d'Envoyé spécial, les rédacteurs en chef des deux magazines, Yannick Letranchant, directeur de l'information du groupe et Pascal Doucet-Bon, directeur adjoint des rédactions de France Télévisions. Il s'agissait d'externaliser au maximum les sujets d'enquête des deux magazines. En clair, cela signifiait que les reportages n'étaient plus réalisés par des journalistes intégrés à France Télévisions, mais livrés clé en main par des sociétés de production extérieures. En posant cette option sur la table, France Télévisions y voyait un effet mécanique avantageux : une baisse du nombre de fiches de paie internes à la rédaction. Sur les 27 journalistes qui travaillent, en CDI ou CDD, pour les deux magazines, seuls six seraient restés payés par le groupe public. Les journalistes en contrat à durée déterminée n'auraient pas été reconduits. Quatre CDI, parmi lesquels Tristan Waleckx, lauréat du prix Albert Londres en 2017, auraient quant à eux été réaffectés aux JT.
Mais mardi midi, dans une lettre adressée aux salariés, Yannick Letranchant a voulu rassurer sur cette situation brûlante. "Dans un contexte budgétaire contraint, l'entreprise réaffirme que l'information est la première priorité du service public (…) Ce cadre nous impose de maîtriser nos effectifs qui sont aujourd'hui de 1.340. Ces effectifs devront être réduits au global de 30 ETP (équivalents temps plein) au cours de l'année en réinterrogeant nos modes de fonctionnement et nos méthodes de travail", poursuit le directeur de l'information, rappelant que "tous les secteurs de l'entreprise contribuent à l'effort collectif". "Concernant plus particulièrement les magazines du jeudi, partie importante de l'offre d'information du groupe, leur périodicité actuelle sera maintenue et l'effort demandé est de 3 ETP", sur une trentaine actuellement, précise Yannick Letranchant.
Comment réagissent les journalistes ?
La réunion de lundi, et la piste de réduction d'effectifs évoquée, a ajouté à la crispation générale vécue par les équipes. "L'année prochaine, les deux émissions emblématiques de France 2 Envoyé Spécial et Complément d’Enquête perdront près de 80% de leurs effectifs !! En gros, une mort annoncée", a dénoncé Yvan Martinet, journaliste pour Envoyé spécial, sur Twitter. "C'est l'indépendance de l'info qui est en jeu pour des raisons budgétaires", a quant à elle fustigé Elise Lucet sur le réseau social.
Mardi après-midi, la Société des journalistes (SDJ) de France 2, reçue par Delphine Ernotte, s'est félicitée du "pas en avant" de la direction, mais a indiqué à l'AFP, à l'issue d'une assemblée générale, que "l'inquiétude de la rédaction n'a pas diminué". "Le principe du vote d'une motion de défiance contre la présidente est maintenu, avec des modalités qui restent à définir", en associant notamment les autres rédactions du groupe (France 3, Franceinfo), explique un membre de la SDJ. "Delphine Ernotte prend en main des dossiers qu'elle sous-traitait auparavant. Elle a été sensible à la mobilisation des journalistes et des téléspectateurs", souligne un autre journaliste, regrettant toutefois le "retard" de cette prise de conscience.
Par ailleurs, depuis plusieurs jours, les journalistes des deux magazines tâchent de mobiliser l'opinion publique autour du hashtag #touchepasmoninfo. Plusieurs personnalités publiques, journalistes, ou protagonistes d'enquêtes menées par Envoyé spécial ou Complément d'enquête, ont posté des vidéos de soutien aux équipes, en appelant à protéger coûte que coûte le droit d'informer.