Comparée à un singe sur la page Facebook d'une candidate Front National, insultée de "guenon" ou de "macaque", accueillies sous des "Y a bon Banania"... Christiane Taubira contre-attaque dans une interview à Libération. La ministre de la Justice s'y étonne qu'aucune "belle et haute voix (ne) se soit levée" pour pointer le danger pour "la cohésion sociale" que constituent les attaques racistes dont elle a été victime. >>> Est-ce à dire que la parole raciste s’est libérée en France ? Europe1.fr a posé la question à Philippe Bataille, directeur du centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS), et co-auteur avec Michel Wieviorka en 1992 de "La France raciste". Interview.
Constatez-vous une libération de la parole raciste ?
C’est indéniable. On ne peut que le constater. Il y a effectivement un côté débridé dans l’expression des propos racistes. Et plus encore dans l’intention raciste. Lorsqu’il s’agit par exemple d’embaucher quelqu’un ou de le faire entrer en boîte de nuit. Cette discrimination ne s’est pas du tout atténuée, bien au contraire. D’autant moins vis-à-vis des populations jeunes, sans emploi et de couleur. C’est cette représentation raciale des rapports sociaux qui s’est largement développée ces dernières années.
Mais le racisme, qui s’exprime aujourd’hui, est-il le même que par le passé ?
C’est précisément son côté débridé et autorisé qui a changé. Il y a un cordon moral qui a tenu jusqu’au tournant du siècle. Il était le produit de l’holocauste et de ce besoin des sociétés modernes d’afficher leur antiracisme. Il avait une dimension morale plus ou moins efficace. Mais on pouvait néanmoins attendre du personnel politique qu’il soit le garant de ce sas moral qui interdisait, ou à tout le moins, contenait les propos racistes. Or, aujourd’hui, il n’y a plus de barrière sanitaire aux expressions racistes. Elles se sont à la fois développées, banalisées et renouvelées sous nos yeux. On le voit bien par le public désigné. Par le passé, il s’agissait de populations étrangères en phase d’intégration. On parlait alors de xénophobie. Aujourd’hui, le public désigné est traditionnellement français, y compris s’il a des appartenances culturelles et religieuses qui ne sont pas historiquement françaises. On arrive aujourd’hui à une cristallisation du racisme. A cet égard, l’affaire Taubira est terrifiante. On s’adresse ici à un personnel politique investi. Il y a clairement un débordement du propos raciste. Cela, on ne le voyait pas il y a 20 ans. La phrase-clé de "La France raciste" était : "je ne suis pas raciste, mais je le deviens". Aujourd’hui, on pourrait écrire : "je ne suis pas raciste, mais je le suis devenu". La mue est achevée : les expressions débridées du racisme ne subissent plus de condamnations morales.
Quelle est, selon vous, la part de responsabilité de la classe politique ?
Pour moi, c’est l’expression d’un échec politique majeur. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il y a une traduction politique immédiate. C’est dans le champ politique et sur du personnel politique que s’exprime ce propos raciste débridé. L’affaire Taubira n’en est qu’un exemple. Les derniers gouvernements et leurs majorités n’ont pas été à la hauteur des espoirs qu’ils ont soulevés à l’égard des populations les plus faibles et les plus en besoin de la solidarité nationale. Ces dernières sont victimes de ce propos raciste débridé d’une part, et d’autre part, de la démission du personnel politique, qui, d’ailleurs, par certaines de ses conduites, donne raison à ce discours raciste. En témoigne récemment l’affaire Leonarda.
L’institutionnalisation du Front national est-elle en cause ?
On assiste effectivement à une valorisation du discours du Front national par le reste de la classe politique. De près ou de loin, elle donne raison aux analyses non seulement de Marine Le Pen, mais aussi de son père. Cette vision protectionniste et nationaliste de la France est devenue le lieu commun dans la politique française. Comment s’étonner ensuite de la libération de la parole raciste ?