"Le résultat n'est pas à la hauteur de mes espérances." Ces mots, prononcés d'une voix parfois déformée par l'émotion par Alain Juppé dimanche, au soir du second tour de la primaire de la droite, exprimaient toute la déception du maire de Bordeaux. Donné favori jusque dans la dernière ligne droite, celui-ci a finalement récolté un peu plus de 33% des suffrages. Largement insuffisant pour résister à la vague Fillon qui, lui, a su séduire plus de 66% des électeurs.
Cette défaite n'est pas une surprise, eu égard aux résultats du premier tour. Le Sarthois avait alors déjà pris une large avance sur l'Aquitain. Elle n'en reste pas moins amère pour Alain Juppé, qui voit ses ambitions politiques s'achever sur un échec. Certes, il a indiqué vouloir se "consacrer pleinement à [sa] tâche de maire de Bordeaux" –il est élu jusqu'en 2020- et reste président de Bordeaux métropole. Mais à 71 ans, "le meilleur d'entre nous", comme l'appelait Jacques Chirac, a esquissé son retrait de la scène politique nationale.
Deux défaites pour commencer. Amer, l'échec l'est aussi car ce n'est pas le premier. En réalité, la carrière politique d'Alain Juppé a même commencé par une série de défaites. En 1978, il brigue pour la première fois un mandat électif, dans la première circonscription des Landes, pour les législatives. Il est battu par le député socialiste sortant, Roger Duroure. L'année suivante, rebelote. Alain Juppé se présente aux cantonales, toujours dans les Landes. Il perd au second tour. Ces deux claques coup sur coup le poussent à quitter sa région natale pour s'implanter à Paris, dans le 18e arrondissement.
Le joug de l'impopularité. Par la suite, Alain Juppé connaît plus de succès, qui le mèneront jusqu'à Matignon, où il entre en 1995. Mais, là encore, tout ne se passe pas comme espéré. Au bout de six mois, le Premier ministre se heurte à un mouvement social d'ampleur lorsqu'il annonce une profonde réforme de la Sécurité sociale. S'il s'attendait à une contestation syndicale, le chef du gouvernement n'avait certainement pas anticipé qu'il jetterait les fonctionnaires, mais aussi les étudiants et les cheminots dans la rue. Le pays est paralysé pendant des jours, sans transports en commun ni services de poste. Le "plan Juppé" réussit même l'exploit de rapprocher Force ouvrière et la CGT pour la première fois depuis leur scission en 1947.
Le traumatisme de 1995. Alain Juppé tient bon, "droit dans ses bottes", attendant que les grévistes se lassent et que les non-grévistes s'agacent. En vain. "Tous les jours, nous attendions le sondage qui pointerait l'impopularité de la grève. Ce jour n'est jamais arrivé, les Français continuaient de soutenir les grévistes", se souvient un ministre de l'époque dans Le Monde. Lâché par Jacques Chirac lui-même, Alain Juppé recule sur certains points, les retraites notamment. Mais le mal est fait. Jugé hautain, autoritaire, le Premier ministre ne se relèvera pas de ce bras de fer. En 1997, les élections législatives portent le Parti socialiste au pouvoir. Beaucoup verront dans ce résultat un ricochet politique des grandes grèves qui se sont produites deux ans plus tôt. Vingt ans plus tard, pourtant, Alain Juppé minimise. "Je n'ai pas vécu cette période comme un enfer", assure-t-il au Monde. "Pour quelqu'un qui aime décider, on est comblé à Matignon."
En 2004, la "peine de mort politique". Cependant, ce n'est pas en 1997 qu'Alain Juppé a semblé recevoir le coup de grâce, mais bien en 2004. Cette année-là, la cour d'appel de Versailles le condamne à 14 mois de prison avec sursis et un an d'inéligibilité pour prise illégale d'intérêts dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Celui qui s'est vu retirer Matignon doit aussi renoncer à la mairie de Bordeaux. Son avocat en première instance, Francis Szpiner, évoque à l'époque une "peine de mort politique", ce que personne ne conteste. "L'homme qui aurait dû être roi se trouvait brisé dans sa trajectoire pré-programmé", raconte aujourd'hui la journaliste Anna Cabana, qui a recueilli de nombreuses confidences d'Alain Juppé. Celui qui est passé du statut de favori à celui de paria s'exile alors pour enseigner au Québec. Sa présence médiatique se limite à des photos de lui en train de pelleter la neige devant sa nouvelle demeure montréalaise.
Le sursaut avorté en 2007. Mais la bête politique n'est pas morte. La retraite forcée lui a peut-être même fait du bien. Alain Juppé revient à Bordeaux à l'été 2006. "Tout le monde le trouve [alors] moins hautain, plus conciliant, plus à l'écoute", écrit le journaliste Alain Duhamel dans Portraits souvenirs, 50 ans de vie politique. "Le nouveau Juppé rajeunit et modernise l'ancien Juppé." Cela fonctionne, la mairie est reprise dès le premier tour en 2007. Le nouvel édile est même nommé dans le premier gouvernement Fillon, deuxième dans l'ordre protocolaire. Et doit démissionner aussi sec, lorsqu'il perd les législatives un mois après. Le coup est rude, le maire de Bordeaux a du mal à le cacher. "Ce que vous voulez, c'est que j'aille très très mal, c'est cela qui vous exciterait", lance-t-il à des journalistes le lendemain de sa défaite. "On sent une délectation amusante. Si je pouvais crever, vous seriez contents."
Une carte à jouer pour 2016. Insubmersible, Alain Juppé refait surface trois ans plus tard. Nicolas Sarkozy le rappelle au gouvernement et le maire de Bordeaux, redevenu populaire quand le président, lui, se débat avec les sondages, se paie le luxe de négocier chèrement son arrivée. Il exige la Défense et l'obtient, avant de voir son portefeuille s'élargir aux Affaires étrangères lorsque Michèle Alliot-Marie est poussée vers la sortie. Il ne veut pas de Jean-Louis Borloo à Matignon et François Fillon y est reconduit. Le retour est réussi et, après la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012, toutes les conditions semblent (enfin) réunies pour qu'Alain Juppé puisse se lancer dans la course à l'Élysée. Le maire de Bordeaux s'impose comme une figure incontournable à droite. Non seulement l'opinion le préfère à tous les autres, mais même ses pairs font appel à lui lorsqu'il faut prendre de la hauteur. Comme en 2012, lorsqu'on lui demande d'être le "médiateur" pendant la crise Fillon-Copé à la tête de l'UMP. Alain Juppé sait qu'il a une carte à jouer pour la primaire de 2016.
"Il avait fini par penser que c'était gagné". Et cette fois semblait bien être la bonne. On lui prédisait un essoufflement de sa (longue) campagne, démarrée en 2014. Il a tenu la distance. Puis, c'est l'officialisation de la candidature de Nicolas Sarkozy, fin août 2016, qui a laissé craindre un retournement de situation. Le maire de Bordeaux n'a pas laissé l'ancien président le dépasser. Finalement, le danger est venu d'où on ne l'attendait pas, d'un ancien Premier ministre revenu de loin, comme lui. Le soir du 20 novembre, l'histoire semble se répéter pour Alain Juppé, stoppé en plein élan, au moment où il commençait, de nouveau, à y croire. "Il a longtemps pensé qu'il ne fallait pas s'enflammer, ne croire ni les sondages ni les journalistes", a expliqué à Europe 1 Anna Cabana jeudi soir. "Mais au bout de trois ans, oui, il avait fini par penser que c'était gagné."
"Ravagé par les résultats" du premier tour. Le maire de Bordeaux était déjà dans l'après. Dans la constitution d'un gouvernement, dans la politique à mener les cent premiers jours de mandat. "Il était sérieux, il était dans la rationalité d'un homme qui se prépare à entrer à l'Élysée", raconte Anna Cabana. "Il a été ravagé par les résultats du premier tour." Et a même songé à abandonner. "Parce qu'il avait perdu et parce que les Français ne le méritaient pas." Il y est allé quand même, vite et fort, pilonnant son rival avec une virulence qu'on ne lui connaissait pas et qui, peut-être aussi, lui ressemblait peu. Avant de montrer de premiers signes de défaites dès jeudi soir, lors du débat d'entre-deux tours.
Les résultats du second tour ne font qu'acter ce que tous, et lui le premier, avaient déjà intégré. Lui qui a fait l'intégralité de sa campagne sur la promesse de ne faire qu'un seul mandat a raté sa dernière chance d'occuper le palais de l'Élysée. Et rejoint Pierre Mendès-France ou Michel Rocard dans le club fermé mais peu envié de ces politiques qui n'ont jamais accédé à la présidence alors qu'elle leur semblait promise.