La victoire a parfois le goût amer de la défaite. Dans le clan Juppé, on le sait, le plus difficile reste encore à faire après la qualification du maire de Bordeaux pour le second tour de la primaire de la droite, dimanche soir. À la surprise générale, surfant sur une dynamique bien plus importante que prévue, François Fillon a remporté haut la main le premier round, avec plus de 44% des suffrages.
Relégué plus de 15 points derrière lui, Alain Juppé va devoir revoir sa stratégie. Lui et son équipe s'étaient préparés à affronter Nicolas Sarkozy. L'ancien président éliminé, ils ne peuvent plus compter ni sur l'anti-sarkozysme de certains électeurs, ni sur les différences de style flagrantes entre le maire de Bordeaux et l'ex-chef de l'État. François Fillon, plus calme et posé que Nicolas Sarkozy, a joué sur le même terrain du sérieux et de la crédibilité qu'Alain Juppé, sans exacerber les tensions autour des sujets identitaires et sécuritaires.
La bataille se joue sur les projets, pas la personnalité. La bataille ne se jouera donc plus sur la personnalité des candidats qui restent en lice. Il va falloir s'attaquer au fond. "C'est un combat projet contre projet qui s'engage", a d'ailleurs prévenu Alain Juppé dès dimanche soir, devant des militants survoltés. Son premier angle d'attaque devrait être économique. Certes, le maire de Bordeaux partage avec son adversaire de nombreux points communs en la matière. Tous deux veulent augmenter la TVA, supprimer l'ISF, faire d'importantes économies sur les dépenses publiques, allonger le départ à la retraite ou encore venir à bout des 35 heures. Mais il existe des différences de degré notables.
J'ai décidé de continuer le combat pour l'idée que je me fais de la France ! pic.twitter.com/JU7OcyYb20
— Alain Juppé (@alainjuppe) 20 novembre 2016
En économie, des divergences sur l'ampleur des réformes. Les mesures préconisées par François Fillon sont en effet nettement plus drastiques que celles d'Alain Juppé. Ainsi, sur les suppressions de postes chez les fonctionnaires, l'ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy avance le chiffre de 500.000 emplois, contre environ 250.000 pour le maire de Bordeaux. En matière de temps de travail, à défaut d'accord au sein de l'entreprise, François Fillon souhaite qu'il n'y ait plus qu'une durée maximale de 48 heures hebdomadaires, quand Alain Juppé prône le maintien d'une durée légale de 39 heures.
Le programme de Fillon "ne se fera pas". Autant de divergences que le maire de Bordeaux compte mettre en lumière pour montrer que le programme de François Fillon, trop dur, ne pourra pas être mis en œuvre. "Il se présente comme le candidat qui a le programme le plus audacieux. Moi, je dis que c'est le programme le moins crédible", disait-il déjà vendredi dernier sur France Info. Les suppressions de 500.000 postes de fonctionnaires ? "C'est juste pas possible", avait asséné le maire de Bordeaux lors du troisième débat télévisé. "Il y aura 570.000 départs à la retraite pendant cinq ans. Cela veut dire que sur cinq ans, on ne recrute absolument personne dans la fonction publique." "Les interrogations que nous avons sur la faisabilité du projet [de François Fillon] sont fortes", a confirmé lundi Benoist Apparu, fidèle lieutenant d'Alain Juppé. L'entourage du chantre de l'identité heureuse espère ainsi égratigner l'image d'homme crédible et sérieux qu'a réussi à se forger son adversaire.
" Les interrogations que nous avons sur la faisabilité du projet [de François Fillon] sont fortes. "
Cogner sur les sujets de société. L'autre angle d'attaque est sur les thèmes sociétaux. Alain Juppé l'a esquissé dès dimanche soir : "je veux des réformes modernes qui préparent l'avenir plutôt que de cultiver la nostalgie du passé, qui nous fassent avancer sur le chemin d'une stricte égalité entre les femmes et les hommes, d'une nouvelle croissance, d'une transformation numérique maîtrisée." Autrement dit, le maire de Bordeaux rejoue la querelle des Anciens et des Modernes face à un adversaire dont le conservatisme n'est plus à prouver. Et se pose en progressiste face au réactionnaire.
Progressiste contre réactionnaire. En la matière, le programme de François Fillon lui donne de nombreuses prises : celui-ci veut réécrire une partie de la loi Taubira sur le mariage homosexuel, a exprimé à de nombreuses reprises son désaccord personnel avec le droit à l'avortement –tout en assurant qu'il ne reviendrait pas dessus-, et veut durcir les sanctions contre la gestation pour autrui. Autant de prises de position qui lui ont valu de recevoir le soutien de Sens commun, association politique née de la Manif pour tous, et les suffrages massifs des terres traditionnellement catholiques, notamment dans le grand Ouest. Au sein du clan Juppé, on espère que ce conservatisme filloniste va jouer comme un repoussoir. "A-t-on envie de fracturer de nouveau la société sur des sujets comme le mariage pour tous ?" s'interroge ainsi Maël de Calan, lieutenant juppéiste, dans Le Monde. "François Fillon appartient à une famille traditionaliste, je me sens plus proche du pape François que de Sens commun ou de la Manif pour tous", a déclaré Alain Juppé au JT de France 2 lundi soir. Façon de rappeler que, lui aussi, compte parler à l'électorat catholique, mais plus progressiste.
Un fossé en politique étrangère. Les dernières grandes divergences d'Alain Juppé et François Fillon se retrouvent en matière de politique étrangère. L'ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy n'a jamais caché qu'il souhaitait se rapprocher de la Russie de Vladimir Poutine, ce qui n'est pas du goût du maire de Bordeaux. "Attention à l'excès de vodka", avait d'ailleurs lancé ce dernier, non sans ironie, à son concurrent fin septembre. Sur la question de Bachar Al-Assad, le fossé est encore plus profond entre les deux hommes. Alain Juppé n'hésite pas à parler des crimes de guerre commis par le dictateur syrien, quand François Fillon souhaite "aider le régime" syrien. Ces différences de fond sont d'ores et déjà soulignées par les proches du maire de Bordeaux, comme Jean-Pierre Raffarin. "Ce que je crains [avec le programme de Fillon], c'est les perspectives de tensions internationales", a indiqué l'ancien Premier ministre lundi, sur BFM TV.
" Ce que je crains [avec le programme de Fillon], c'est les perspectives de tensions internationales. "
Ressusciter l'anti-sarkozysme. Il est fort à parier que l'équipe d'Alain Juppé tente aussi de faire appel, une fois encore, à l'anti-sarkozysme de ses troupes. En soulignant que François Fillon a été son Premier ministre pendant cinq ans sans broncher. "Ce qu'on voit aujourd'hui, c'est la reconstitution d'une équipe Fillon-Sarkozy", a asséné Alain Juppé sur France 2 lundi soir, en allusion au ralliement du second au premier. "Quand on reste cinq ans Premier ministre d'un président de la République, c'est qu'on est évidemment comptable du bilan. Sur beaucoup de sujets, il y a une très grande parenté entre les projets qu'ils ont défendus. C'est quand même une droitisation très claire ed ce qui a été l'UMP et est devenu LR."
Se positionner comme barrage contre Le Pen. En outre, le maire de Bordeaux peut faire valoir que lui seul est capable de rassembler la droite et le centre pour s'opposer efficacement à Marine Le Pen. Car le président du MoDem, François Bayrou, a conditionné sa non-candidature à la victoire d'Alain Juppé. Virginie Calmels, première adjointe de celui-ci, l'a répété lundi, sur Europe 1. "Ce que j'ai entendu de François Bayrou, c'est qu'il ne se présentait pas si c'était Alain Juppé. Je ne l'ai pas entendu dire ça si c'était François Fillon. Mécaniquement, avoir un candidat de droite qui soit devant Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle, ça me semble être un argument très fort dans la candidature Juppé."
Un débat déterminant jeudi. Néanmoins, la partie s'annonce difficile pour Alain Juppé. D'un point de vue purement arithmétique, les reports de voix lui sont très défavorables au second tour, Nicolas Sarkozy et Bruno Le Maire ayant rallié François Fillon. Dans l'entourage du maire de Bordeaux, on mise sur une prise de conscience des électeurs qui, jusqu'ici, "ne connaissent pas" le programme de leur adversaire conservateur, estime Benoist Apparu. Quoi qu'il en soit, tout pourrait bien se jouer jeudi soir, pour le débat de l'entre-deux tours. Lors des trois exercices similaires déjà organisés, François Fillon s'est montré plus convaincant qu'un Alain Juppé un peu en retrait. Le maire de Bordeaux s'était jusqu'ici contenté de ne pas faire de faux pas. Il va lui falloir se montrer plus offensif s'il veut faire mentir les sondages. Un point positif pour lui toutefois : dans la position du challenger, il n'a plus rien à perdre.