Nommée le 16 mai 2012 ministre de la Justice, Christiane Taubira a quitté son poste mercredi, après 1.351 jours d’exercice. Il s’agit là du cinquième bail le plus long d’un garde des Sceaux Place Vendôme dans l’histoire de la 5e République. En trois ans, huit mois et 11 jours, Christiane Taubira aura eu le temps de marquer les mémoires, sinon l’Histoire. D’abord par une loi emblématique, celle du mariage pour Tous, qu’elle a portée de toute son énergie pendant de longs mois, ensuite par son style unique, tout en lyrisme, enfin parce que rarement ministre aura été autant, et avec ce degré de violences, attaquée ; mais aussi défendue avec autant de conviction.
La loi qui restera : le mariage pour tous
Avec la loi du 18 mai 2013, la France devenait le 9e pays à légaliser le mariage homosexuel en Europe. Mais que le chemin fut long pour que cette promesse du candidat Hollande à la présidentielle voie le jour. Et quelle énergie dût déployer Christiane Taubira pour qu’enfin le texte soit adopté et appliqué. Car c’est bien elle, ministre de la Justice, qui fut chargée de défendre le mariage pour tous. Et elle le fit avec force et conviction, face à une opposition - et une partie de la population - particulièrement déchaînée.
Pendant 109 heures de débats passionnés, réparti sur 24 séances, parfois de nuit, Christiane Taubira tient tête et répond point par point aux députés de l’opposition. Elle y gagnera ses galons de ministre inflexible et une popularité à gauche qui ne se démentira plus. Restent aussi quelques moments de bravoure, de son discours de présentation du projet de loi à des réponses parfois très fermes à ses contradicteurs, au cours desquelles elle donne un aperçu de son goût pour la poésie et la littérature. Le tout sans note.
Les débats s’achèvent le 23 avril 2013 après une seconde lecture à l’Assemblée nationale, par une ultime intervention de Christiane Taubira, épuisée mais visiblement émue. Le texte sera promulgué après validation du Conseil constitutionnel le 17 mai suivant.
Au finale, cette loi écrase tout et c’est sans doute la seule qui restera de ces presque quatre ans passés place Vendôme. Pourtant, Christiane Taubira a, au total, fait adopter pas moins de 25 textes de loi à l’Assemblée, dans le but de moderniser la justice. Et c’est sans doute la réforme pénale qui, outre le mariage pour tous, a provoqué le plus de foudres dans l’opposition. En supprimant les peines plancher et en mettant en place la contrainte pénale, alternative à la prison pour certains délits, la ministre de la Justice cristallise les accusations de laxisme, accusations qui ne la quitteront plus jusqu’à sa démission.
Attaquée sans relâche par la droite…
L’opposition n’a cela dit pas attendu août 2014 pour s’en prendre, régulièrement et constamment, à Christiane Taubira. Dès sa nomination, elle devient l’une des cibles favorites de la droite. Evasion d’un détenu, mariage pour tous, Marseillaise, réforme pénale… tout est prétexte à critiques. Et à d’innombrables reprises, les leaders de l’UMP, puis des Républicains, réclament à cor et à cris sa démission. Comme le reconnaît d’ailleurs mercredi dans un tweet plein d’humour Jean-François Copé, ancien président de l’UMP.
Pour une fois où je n'avais pas demandé sa démission ... #Taubira
— Jean-François Copé (@jf_cope) 27 Janvier 2016
Preuve de l’ampleur, voire de l’outrance, parfois, de ce désamour, les huées qui ont surgi des travées de la droite à l’Assemblée lors d’une séance de question au gouvernement le 17 novembre 2015, quatre jours seulement après les attentats de Paris et de Saint-Denis.
Et les réactions à son départ montrent toute l’hostilité que Christiane Taubira a suscité, jusqu’au bout, au sein de la droite.
#Taubira Une bonne nouvelle pour le pays ! On peut espérer un peu moins de laxisme et d'idéologie Place Vendôme... https://t.co/GvkjodD2RG
— François Fillon (@FrancoisFillon) 27 Janvier 2016
Mme #Taubira aura été le pire ministre de la Justice de la Vème République.
— Guillaume Larrivé (@GLarrive) 27 Janvier 2016
…Et par l’extrême droite
Plus graves ont été les attaques racistes dont a été victime Christiane Taubira tout au long de son passage place Vendôme. En octobre 2013, une candidate FN aux municipales dans les Ardennes avait assumé face caméra l’avoir comparée à un singe sur Facebook.
Un mois plus tard, l’hebdomadaire d’extrême droite Minute avait titré en Une : "Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane". La publication sera condamnée, en première instance et en appel, à 10.000 euros d’amende "pour injure à caractère racial".
Par ailleurs, là encore, le mariage pour tous a été l’occasion de dérapages de la part de personnes, parfois des enfants, hostiles à la loi.
Le soutien indéfectible de la gauche de la gauche
Parallèlement, la gauche, a toujours soutenu quasiment unanimement Christiane Taubira. En témoignent d’ailleurs les innombrables tweets de soutien, venus de toute la gauche qui ont salué sa décision.
Je salue chaleureusement la décision de courage et de conviction de @ChTaubira : la fidélité à nos valeurs est une force.
— Cécile Duflot (@CecileDuflot) 27 Janvier 2016
Acte de courage de Christiane Taubira. Que sa liberté retrouvée participe à reconquérir les esprits et coeurs des oubliés de 2012 #espoir
— Eva Joly (@EvaJoly) 27 Janvier 2016
.@ChTaubira a porté avec grandeur d’âme, les valeurs d’une société progressiste. Son départ va créer un vide. Fière d’être son amie.
— Anne Hidalgo (@Anne_Hidalgo) 27 Janvier 2016
Je salue le geste de la Garde des Sceaux https://t.co/31cd80eveE#Taubira@CNPCF
— Pierre Laurent (@plaurent_pcf) 27 Janvier 2016
L'ancienne ministre a par ailleurs eu droit à une standing ovation des députés de gauche dans l'Hémicycle, au moment des questions au gouvernement :
C’est d’ailleurs sans doute cette popularité à gauche qui aura valu à Christiane Taubira de rester si longtemps à son poste. Car depuis plusieurs mois, l’ancienne garde des Sceaux a, à plusieurs reprises, fait part de ses désaccords avec la ligne du gouvernement Valls. Selon Europe 1, Manuel Valls aurait d’ailleurs souhaité son départ beaucoup plus tôt, mais François Hollande, soucieux de ménager sa gauche, aurait tenu bon. Jusqu’à ce que la position inflexible de l’ex-ministre de la Justice sur la déchéance de nationalité rende son départ inéluctable.
Des prises de position détonnantes
Le désaccord avec Manuel Valls et François Hollande sur la déchéance de nationalité était en fait le dernier d’une liste de plus en plus longue, et de plus en plus gênante. La réelle rupture date du remplacement en mars 2014 de Jean-Marc Ayrault par Manuel Valls à Matignon, et du virage social-libéral du gouvernement qui a suivi. Dès le 30 août de la même année, elle se rend à la réunion des frondeurs du PS lors des universités d’été du parti. Dès lors, il devient évident qu’elle est maintenue à son poste en guise de caution.
Un caution qui ne se prive pas de donner son avis, même s’il diffère de la ligne gouvernementale. Citons la loi renseignement portée par Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, et contre laquelle elle admet, le 5 octobre sur Europe 1, qu’elle aurait manifesté si elle n’était pas ministre.
Christiane Taubira : «Je suis Garde des Sceaux...par libezap
Citons encore la loi Macron, censée favoriser le travail du dimanche et détricoter les 35 heures. Le 19 juin 2015, elle affirme sur BFMTV : "je rêve d'un monde où l'on ne travaille pas le dimanche, où l'on ne travaille ni le samedi, ni le dimanche. Je rêve d'un monde où l'on pourrait travailler 32h par semaine, pour avoir du temps à consacrer aux autres, à lire des livres, à aller au théâtre... "
A chaque fois, Manuel Valls encaisse et, en coulisses, François Hollande la soutient. Jusqu’au débat sur la déchéance de nationalité. En refusant de défendre, en tant que ministre de la Justice, la révision constitutionnelle voulue par le président de la République, Christiane Taubira a tourné le dos une fois de trop au gouvernement.