"Ça fait 17 mois que je ne suis pas allé en promenade, 24 mois que…" La présidente interrompt Jawad Bendaoud : "Que vous êtes à l'isolement. Oui, vous nous l'avez déjà dit plusieurs fois. Mais ce n'est pas la question." Isabelle Prévost-Desprez s'arme de patience. A la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris, l'après-midi est consacré à l'interrogatoire du logeur présumé de deux terroristes du 13-Novembre. Me Holleaux, avocat des parties civiles, ouvre le bal, un brin flatteur : "on m'avait parlé d'un imbécile dont tout le monde se moquait. Jusqu'ici, j'ai vu plutôt quelqu'un d'intelligent, quelqu'un capable d'argumenter. Pour moi, vous n'êtes pas violent, vous êtes d'abord quelqu'un d'énergique. Vous semblez avoir du cran."
"Voleur de mobylettes !" Dans le box, Jawad Bendaoud hoche la tête, doudoune jaune canari et cheveux tirés en arrière. L'avocat évoque son fils, et la fille de sa compagne, qu'il considère comme la sienne. Le prévenu bondit : "Y'a pas un jour où ils n'ont pas leurs Granolas ! C'est leurs gâteaux préférés. Le week-end, je les sors, je les emmène au McDo. Mon fils il est un peu peureux, c'est tout le contraire de moi…" Me Holleaux pousse la question : que font-ils précisément le week-end ? Et le logeur bascule : "Hé, vous essayez de faire quoi ? Vous êtes un voleur de mobylettes ! Attention à ce que vous dites ! Parce que moi, je vais venir vous voir dehors, à votre cabinet…"
Moins d'une heure après la reprise de l'audience, l'incident évité pendant les deux premières journées du procès est là. "Calmez-le ! Il menace tout le monde !", hurle Me Mouhou, autre conseil des parties civiles. Jawad Bendaoud n'écoute plus, le doigt toujours pointé vers Me Holleaux : "mais je ne vais pas frapper un vieux monsieur ! je ne suis pas un lâche, moi !" Patiente depuis le début des débats, Isabelle Prévost-Desprez se résigne à suspendre l'audience. Le prévenu regagne le dépôt en hurlant, escorté par les gendarmes.
" Je demande mon droit à, comment, ça s'appelle… au silence. Finish, terminé "
"Vous êtes perché sur un arbre". Assis au plus près du box, Xavier Nogueras souffle fort. L'avocat sent que le tribunal s'agace. Il guette le retour de son client, plante ses yeux dans les siens et assène : "calme-toi." En vain. Jawad Bendaoud ne répondra plus sur le fond. "Je ne peux pas parler avec des gens qui me lynchent à la télé", argumente le prévenu, reconnaissant chacun des avocats interrogés par les chaînes d'information en continu qu'il regarde depuis sa cellule. "Je demande mon droit à, comment, ça s'appelle… au silence. Finish, terminé."
Faute de silence, c'est un long dialogue de sourd qui s'installe dans la salle du premier procès en lien avec les attentats du 13-Novembre. Me Holleaux continue d'interroger le prévenu, qui l'invective : "j'ai l'impression que vous êtes perché sur un arbre et qu'on va avoir du mal à vous faire descendre. Vous êtes perturbé psychologiquement !" L'avocat ne se démonte pas et tente d'évoquer le fameux squat de la rue du Corbillon, à Saint-Denis. Jawad Bendaoud répond en se plaignant de ses conditions de détention : "y'a des mecs à ma place, ils se seraient coupés les testicules et ils les auraient mis dans une barquette."
"Sandwich escalope-Boursin". Les heures défilent et le dossier n'avance pas. Le logeur se montre tantôt sans filtre - "j'ai insulté les terroristes. J'ai dit que c'était à cause des gens comme ça qu'on ne pouvait plus rouler sans permis et vendre de la drogue" -, tantôt provocateur - "les policiers, ils ont besoin de suivre quelqu'un un certain temps pour savoir que c'est un braqueur. Moi pareil, j'avais besoin d'un peu de temps pour comprendre que c'était des terroristes". Lorsqu'il estime que son client dépasse les bornes, Xavier Nogueras frappe du poing sur la vitre du box. Dans l'assistance, les soupirs ont remplacé les rires.
Mais Jawad Bendaoud est aussi incohérent qu'intarissable. Il évoque encore un match de rugby contre l'Australie – "je dis fuck les kangourous" – et le "sandwich escalope-Boursin" qu'il a mangé la veille de l'assaut du Raid, avant d'en donner la moitié à son chien. Lassé d'être interrompu, le procureur fait bref. La parole est aux avocats de la défense, qui réclament que l'on décale leur séance de questions à lundi, "tout le monde étant un peu tendu, vous voyez". Dans la salle épuisée, l'argument fait consensus. Les prévenus sont escortés au dépôt. Petit à petit, le silence se fait.