"Je viens, je ne vais pas partir en courant !" Encadré par les CRS à proximité des Champs-Elysées, Eric Drouet ne s'adresse pas aux militaires mais… aux caméras. La scène, filmée mercredi soir à Paris, montre son interpellation en marge d'une manifestation organisée sur les réseaux sociaux, sans déclaration préalable aux autorités. "Mais vous me connaissez !", lance le médiatique "gilet jaune" aux journalistes qui le suivent. Une reporter présente, un micro à la main, pose une dernière question : "Eric, un commentaire ? Vous êtes embarqué."
"Il faut jouer des médias, comme eux". Ces images, relayées sur les réseaux sociaux et les chaînes de télévision, résultent-elles d'une stratégie du chauffeur routier de Seine-et-Marne, âgé de 33 ans ? C'est la question qui se pose vendredi, au lendemain de sa sortie de garde à vue. Convoqué devant le tribunal correctionnel le 15 février prochain, Eric Drouet a d'abord affirmé qu'il devait simplement rencontrer d'autres "gilets jaunes" pour un "rendez-vous au restaurant", mercredi soir à Paris. "On cherche à nous mettre des responsabilités sur le dos, alors qu'il n'y en a pas du tout", a-t-il expliqué.
Mais dans la soirée de jeudi, le discours de cette figure de la mobilisation a rapidement évolué. Dans un Facebook live diffusé sur le groupe fermé "la France en colère !!!", il explique son arrestation comme l'aboutissement d'un calcul visant à utiliser les médias. "C'est plus nous qui avons fait ça pour en arriver là", répond-il à un internaute à propos du rassemblement au cours duquel il a été interpellé. "Dès mercredi dernier, on savait ce qu'ils ne voulaient pas qu'on fasse (...) On a joué de ça cette semaine, on voulait montrer au reste des Français qu'on n'était pas libres". Et d'ajouter : "On va rentrer dans une guerre des médias. (...) Il faut jouer des médias, comme eux (le gouvernement, ndlr) ils arrivent à jouer des médias contre nous."
"Quatre heures en garde à vue pour plomber leur image". Ces considérations ne sont pas nouvelles chez cette figure des "gilets jaunes". Dans une autre vidéo publiée la semaine dernière sur les réseaux sociaux, il expliquait sa stratégie contre les forces de l'ordre, entendant user de sa notoriété. "Je me suis rendu compte qu'ils ne savent pas trop comment gérer ça, il faut en jouer (...) Imagine, je me fais contrôler, ils m'embarquent direct. C'est mon nom qui va apparaître, ça va les faire ch***. Ça se retourne contre eux, et moi j'ai envie de faire ça à fond", déroulait-il. "S'il faut passer quatre heures en garde à vue pour plomber un peu leur image, vas-y, moi j'y vais."
L'interpellation - la deuxième pour Eric Drouet, déjà arrêté en décembre -, s'inscrit en effet dans un contexte de baisse de la mobilisation des "gilets jaunes", 280.000 au début du mouvement mi-novembre, contre seulement 38.600 le 22 décembre, dernière journée de mobilisation nationale comptabilisée par les autorités. L’événement Facebook d'une manifestation prévue samedi à Paris, pour l'"acte 8" du mouvement, "intéresse" pour l'instant un petit millier de participants potentiels seulement. Mais sur d'autres groupes, dont certains ont été créés spécialement en soutien au chauffeur routier, des "gilets jaunes" appelaient dès jeudi à "durcir" le mouvement face à une interpellation jugée injuste. "Il n'y a plus de pacifisme avec ce qui s'est passé hier soir", pouvait-on par exemple lire dans les commentaires de ces publications. Interrogé sur cette question vendredi, le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux a estimé que le mouvement était "devenu le fait d'agitateurs qui veulent l'insurrection", promettant que "force restera à la loi".
"Ils jouent à fond le jeu de la victimisation du mouvement". "Tout ça est bien pensé, on voit bien que les 'gilets jaunes' savent utiliser les médias, et pas que Facebook", analyse pour Europe 1 Arnaud Mercier, professeur en communication à Paris II- Assas, qui penche pour une action "totalement préméditée". "Ils jouent à fond le jeu de la victimisation du mouvement, y compris quand ça s'essouffle, en essayant de provoquer devant des caméras et de jouer au martyr."
Pour le spécialiste, l'épisode illustre la difficile sortie d'une période "d'hypermédiatisation" du mouvement. "Il est très objectif de dire que les médias ont accordé bien plus d'importance à ce mouvement social qu'à bien d'autres par le passé", affirme-t-il, citant l'exemple de la grève SNCF du printemps dernier. "On voit bien que les leaders, les cheminots, n'étaient pas invités sur les plateaux, on ne leur donnait pas des émissions spéciales rien que pour eux". Comment expliquer cette différence ? "Au départ, c'était un mouvement inédit sur la forme", répond Arnaud Mercier à propos des "gilets jaunes". "Il y avait une revendication de gens qui se disaient invisibles aux yeux des politiques mais aussi des médias, ce qui a créé une espèce de mauvaise conscience, sur fond de soutien de l'opinion publique. La vraie question maintenant c'est comment ne pas être instrumentalisé, dans ce jeu de communication que se livrent le gouvernement et les 'gilets jaunes' ?"