Pour parler à Salah Abdeslam, la présidente du tribunal correctionnel de Bruxelles change de ton. A Sofiane Ayari, également soupçonné d'être impliqué dans la fusillade de Forest, elle a normalement demandé de décliner son identité. Mais lorsque vient le tour du seul survivant des "commandos" qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015, la juge semble mesurer l'enjeu : et s'il parlait enfin ? Alors la voix est douce, patiente : "Est-ce que vous pourriez juste vous lever ?" Fermé, le prévenu secoue la tête. La présidente insiste : "Même pour décliner votre identité ?" Oui, même.
"Je suis fatigué." Par la voix de ses avocats, Salah Abdeslam a refusé d'être filmé ou photographié. Seuls les croquis d'audience rendront compte de son changement physique. Barbe fournie, cheveux noirs tombant jusqu'aux épaules, blazer clair sur une chemise blanche, l'homme-clé de la cellule djihadiste qui a traumatisé l'Europe est méconnaissable. Deux imposants policiers, vêtus de noir de la cagoule au pied, l'encadrent de près. A ce procès pour "tentative d'assassinat sur plusieurs policiers" et "port d'armes prohibées", le tout "dans un contexte terroriste", point de box. Le prévenu est assis au premier rang de l'assistance.
La présidente souhaite à présent l'interroger. Elle tente à nouveau de le faire lever. "On m'a extrait de ma cellule en pleine nuit", grommelle Salah Abdeslam, détenu à Fleury-Mérogis. "Je suis fatigué". Il restera assis. "Vous avez fait la demande expresse d'être là… Allez-vous répondre aux questions du tribunal ?", demande la juge. "Non, je ne le souhaite pas." "A aucune question, même sur ce qui s'est passé rue du Dries (dans l'appartement de la fusillade de Forest, ndlr) ?" "Non. Je vous le répète, je ne souhaite répondre à aucune question."
" Mon silence ne fait pas de moi un criminel ni un coupable, c'est ma défense "
"On m'accuse, je suis ici". Dans la salle, où sont représentées les associations de victimes du 13-Novembre mais aussi des attentats de Bruxelles, survenus quelques jours après l'arrestation de Salah Abdeslam, l'ambiance se tend. Spontanément, la présidente se fait le relais de la question qui plane : "Si vous ne souhaitez pas vous exprimer, pourquoi vouliez-vous être présent aujourd'hui ?" Le prévenu laisse passer quelques secondes, au cours desquelles l'interrogatoire semble déjà terminé. Mais contre toute attente, il répond. "On m'a demandé de venir, je suis venu."
"On m'accuse, je suis ici", poursuit le prévenu. "Je garde le silence, c'est un droit que j'ai. Mon silence ne fait pas de moi un criminel ni un coupable, c'est ma défense." Quand Sofiane Ayari peinait parfois à parler Français, Salah Abdeslam s'exprime bien. "Il y a des preuves dans ce dossier, des preuves tangibles et scientifiques. J'aimerais que ce soit sur ces preuves qu'on se base et pas sur l'ostentation ou sur ce que pense l'opinion publique. Si c'est pour agir de la sorte, pourquoi ne pas céder votre fonction aux médias, par exemple ?"
"Faites de moi ce que vous voulez". La question est rhétorique, la salle suspendue aux mots de celui dont on a tant dit qu'il n'en prononcerait pas un. Soudain, le monologue se fait religieux : "ce que je constate c'est que les musulmans sont jugés et traités de la pire de manière. Il n'y a pas de présomption d'innocence, il n'y a rien." Et le débit s'accélère : "Je témoigne qu'il n'y a point de divinité à part Allah. Jugez-moi, faites ce que vous voulez de moi. Je n'ai pas peur de vous, je n'ai pas peur de vos alliés, je place ma confiance en Allah. Je n'ai rien à ajouter."
La présidente n'insiste pas : Salah Abdeslam ne parlera plus. Face à la salle sonnée, elle suspend l'audience, puis annonce que les réquisitions seront prises dès l'après-midi, faute d'interrogatoire. A Bruxelles, la première comparution du survivant des commandos parisiens risque de tourner court. Et, peut-être, de donner le ton des procès à venir ?