"Si on n'a pas ça en tête, on leur donnerait le bon Dieu sans confession", alertait, jeudi sur Europe 1, Olivier Falorni, secrétaire de la Commission d'enquête parlementaire sur les moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme. Par "ça", le député de Charente-Maritime fait référence à la capacité de dissimulation des terroristes, que certains nomment "taqiya", un terme arabe qui n'a pas vraiment d'équivalent en français. Pour Olivier Falorni, la juge qui a prononcé le placement sous contrôle judiciaire d'Adel K., l'un des deux terroristes de l'église de Saint-Etienne-du-Rouvray, au lieu de le placer en détention, avait oublié cet "élément essentiel qu’il faut intégrer à la lutte contre le terrorisme". Egalement invité jeudi d’Europe 1, l’ancien juge d’instruction Marc Trevidic, qui a aussi eu affaire à Adel K., estime lui aussi que le jeune terroriste maniait déjà parfaitement "la 'taqiya', l'art de la dissimulation". De quoi s’agit-il exactement ? Décryptage.
"C'est pas l'argent le nerf de la guerre, c'est la ruse !", aurait déclaré Mohamed Merah, le tueur de Toulouse et Montauban, le 22 mars 2012, avant d’être abattu par le Raid qui donnait l’assaut de son appartement. De "ruse", le terroriste semble effectivement en avoir fait preuve, pour dissimuler sa radicalisation. Le terroriste, trois ans avant ses crimes, avait cessé de fréquenter la mosquée Bellefontaine du Mirail. Il sortait en boite, commettait des petits délits. "C'est ce profil de jeune adulte déstructuré qui a induit en erreur la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) et l'a incitée à lever la surveillance", raconte le Nouvel Obs, dans une enquête de 2013.
Le terroriste a-t-il été formé à cette fameuse "taqiya" lors de ses voyages en Afghanistan, au Pakistan ou au Proche-Orient ? On ignore s'il a bénéficié d'un enseignement en en bonne et due forme où s'il a conçu cette stratégie tout seul. Toujours est-il que "Mohamed Merah a révélé une qualité rare et inquiétante. On peut être fou de Dieu sans être fou. On peut même être rusé, feindre, tromper", écrit le juge Marc Trevidic dans son ouvrage "Terroristes, les sept piliers de la déraison".
" La Taqiya est considérée comme un art de la guerre "
La "taqiya", dans le langage de certains spécialistes du terrorisme, désigne "l'art de dissimuler sa véritable pensée pour arriver à la victoire", expliquait à TF1 François-Bernard Huyghe, chercheur à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), au printemps 2015. Selon Marc Trevidic, la sphère djihadiste s’est formée à cet "art" dès les années 90, lorsqu’Al-Qaida a commencé à initier ses troupes. Puis la technique s’est répandue.
"La nébuleuse terroriste se met alors à enseigner l'art de la taqiya, devenu un art de la guerre, dans ses camps d'entraînement. L'un de ses étudiants les plus célèbres est l'Egyptien Mohammed Atta", explique le Nouvel Obs. "Celui qui deviendra le coordinateur de l'attentat contre les tours du World Trade Center se rase la barbe et proscrit tous propos radicaux après avoir suivi sa formation dans les camps d'Oussama Ben Laden fin 1999. Même repéré de longue date par la CIA, il parviendra à tromper son monde jusqu'au 11 septembre 2001", poursuit l’hebdomadaire. "L’art de la dissimulation est une réalité. C’est même une stratégie. Et dans l’exercice de cet art, certains sont de grands stratèges, de grands artistes. […] La taqiya, l’art de la dissimulation, est considérée comme un art de la guerre […] et devint, à partir de la seconde moitié des années 90, un critère de sélection de ceux qui se virent confier des actions terroristes", écrit Marc Trevidic dans son ouvrage.
Combien d’experts en cette "taqiya" ont-ils foulé le sol français ? "Nous sommes face à des radicaux qui agissent dans la discrétion. Ils peuvent avoir des vies de famille normale", expliquait en mai 2015 le procureur de la République de Paris, François Molins, à propos de Sid Ahmed Ghlam (meurtrier d’Aurélie Châtelain) et Amedy Coulibaly (preneur d’otage de l’Hyper Casher). Et que dire du deuxième terroriste de l’église Saint-Etienne-du Rouvray, dont tous les proches se disent aujourd’hui "abasourdis" face à une radicalisation qu’aucun n’avait vu venir ? Que penser du tueur de Nice, dont personne n’avait vu la radicalisation (il buvait de l’alcool, mangeait du porc, avait une vie sexuelle débridée, prenait de la drogue…), alors même qu’il préparait l’attentat depuis un an ? Etaient-ils des maîtres de la "Taqiya" ? L’hypothèse n’est pas exclue.
" La dissimulation n’est pas propre à l’islam radical ! "
Reste tout de même une question : ce terme est-il vraiment employé à bon escient ? Dans une tribune publiée le 2 mars 2013 sur son blog intitulé Nouvelles d’Orient, Alain Gresh, alors directeur adjoint du Monde diplomatique, voit dans son utilisation une "connotation raciste". "Certains laissent entendre que les Arabes auraient une forme de pensée perverse permise par la religion. Mais la dissimulation n’est pas propre à l’islam radical ! On la retrouve également dans toutes les doctrines religieuses, et même dans les doctrines politiques !", dénonçait-il.
"On fait beaucoup de bruit autour de ce concept. Mais la 'Taqiya' n'est ni plus ni moins qu'une vieille stratégie de dissimulation, utilisée par tous les terroristes et tous les agents secrets du monde", estime également François-Bernard Huygh, chercheur à l’Iris, cité par TF1. Selon lui, utiliser ce terme, c’est s’aligner sur la stratégie de communication des terroristes. "Evidemment, pour les djihadistes, il y a tout un discours de légitimation théologique qui justifie cette dissimulation. Sur Internet, l'organisation terroriste a par exemple mis en ligne un fichier intitulé ‘Comment survivre en Occident ?' destiné à ses sympathisants installés en Occident. Ce guide du parfait petit djihadiste donne notamment à ces derniers des stratégies pour les aider à se dissimuler", soutient-il.
Le terme fait d’autant moins l’unanimité que son origine reste floue. On en retrouve les traces dès les premières heures de l’Islam. À l’époque, il faisait référence aux chiites qui dissimulaient leur Foi pour se protéger, alors que les sunnites dominaient le monde arabe. Cette stratégie s’appuie même sur deux versets du Coran (16-106 et 3-28), selon lesquels Dieu permet aux croyants de faire semblant de "renier sa Foi" ou de "s’allier à des infidèles" pour mieux se protéger. Une autre version, théorisée au XIe siècle par Ibn Hazm, présente la 'Taqiya' comme un moyen de se battre contre un pouvoir politique oppressant.