Un migrant syrien retrouvé mort sur une plage turc. Âgé de trois ans. La photo du petit Aylan (placée tout en bas de cet article) émeut l'Europe depuis mercredi soir. Amplement partagée sur les réseaux sociaux, elle est aussi largement reprise par la presse européenne. "Toute petite victime d'une tragédie humaine", titre ainsi jeudi le Daily Mail. "Insoutenable", juge de son côté The Mirror. En Italie, le quotidien La Repubblica a tweeté "La photo qui fait taire le monde", et en Espagne, El Pais en faisait le "symbole du drame migratoire".
Et les premières conséquences de cet emballement ne se font pas attendre : François Hollande a convoqué, dès jeudi, une réunion de crise sur la question des migrants. Ce cliché sera-t-il l'élément déclencheur d'une prise de conscience mondiale ? Europe 1 a posé la question à Pierre-Jean Amar, historien de la photographie et du photojournalisme.
Avertissement : le cliché placé au bas de cet article peut choquer.
- Cette photo peut-elle changer le cours de l'histoire ?
Cette photo va peut-être changer l'histoire, c'est possible. En soi, sur la forme, elle est assez banale. C'est le contenu qui compte. Cette photo raconte une histoire. Elle émeut. Mais elle nécessite une légende. La photo, prise en 1972 par Nick Ut, de cette petite Vietnamienne fuyant les bombardements au Napalm, parle d'elle-même. Dans la photo d'aujourd'hui, la compréhension n'est pas immédiate. En la regardant, on pourrait croire à un simple accident, sans savoir que l'enfant est mort. Mais la légende nous dit tout. La mort d'un enfant, dans ces circonstances-là, émeut. Et peut entraîner une prise de conscience de nos hommes politiques.
- Comment reconnaître une photo qui va changer le monde ?
C'est difficile à dire. Elles ont toutes une fonction de dénonciation. Lorsqu'il y a des enfants, l'émotion est évidente, comme dans la photo d'aujourd'hui, dans celle de Nick Ut ou encore celle de Omayra (cette colombienne de 13 ans a été photographiée en 1985, agonisant dans les décombres de sa maison, après l'irruption du volcan Nevado del Ruiz. Le cliché avait ému le monde entier. Accusé de "voyeurisme", il a aussi mis en lumière les manquements de l'Etat colombien NDLR).
Mais d'autres photos ont changé le monde, sans qu'il y ait des enfants. Pendant la guerre des Malouines, la simple photo d'un navire argentin sous les obus a fait prendre conscience que l'Argentine perdait la guerre. Celle-ci s'arrêtera quelques jours après. Pourtant, elle a été prise par un amateur.
- La plupart de ces photos sont choquantes… Faut-il vraiment les montrer ?
Chacun a son avis là-dessus. Pour ma part, j'estime que les photojournalistes font leur travail en prenant ces clichés. On peut leur reprocher de choisir la facilité de l'horreur, de vouloir faire pleurer dans les chaumières, voire de gagner de l'argent. Mais le photojournaliste a tout de même raison de le faire. C'est son métier, il est là pour ça : rendre compte. Mais je reconnais que la question divise : les journaux nationaux papiers français (excepté Le Monde, qui en fait sa Une de jeudi après-midi), ne l'ont d'ailleurs pas publiée (les explications de Laurent Joffrin, de Libération, ici).
- Le photojournaliste a-t-il plus de poids que le journaliste ?
Pas forcément. Il y a des journalistes qui ont changé le cours des choses : Albert Londres, Lucien Baudard etc. Le journalisme est fait pour ça : raconter, dénoncer et parfois, faire changer. Mais ce sont tous des grands qui ont réussi à le faire. C'est plus facile avec l'image. La compréhension est immédiate.