Nous sommes à Minneapolis, à la mi-janvier 1896. Placardée aux murs, des affiches annoncent avec fracas l'arrivée de "la femme de l'ouest sauvage", "l'héroïne aux mille aventures sensationnelles", "la terreur des malfaiteurs des Black Hills". Sur la photo, vêtue d'un pantalon en peau de daim à franges, l'air patibulaire, un long rifle à la main et une ceinture de munitions à la taille, elle pose fièrement : la seule, l'unique, la légendaire… Calamity Jane !
Légendaire, Calamity l'est, tant il est difficile de savoir qui se cache vraiment derrière le pseudonyme percutant ! Il faut dire que si l'affiche en fait des tonnes, l'intéressée n'est pas en reste. Dans les foires et les shows, Calamity Jane raconte ses exploits : comment elle a sauvé une diligence d'une trentaine d'Indiens féroces, comment elle a combattu parmi les troupes des généraux Custer et Miles, à la conquête de l'Ouest sauvage… Sauf que, tout, ou presque, est faux.
Une aventurière née Martha Canary
Ou, en tout cas, largement exagéré par elle, et par tous ceux qui le relaient. Des mensonges, "Calamity" n'en a pas seulement racontés, elle en a aussi écrits, dans une autobiographie courte, truffée d'inexactitudes. Sa date de naissance, déjà, pose question. L'année 1856 fait aujourd'hui consensus, même si l'intéressée en a parfois donné d'autres. Son vrai nom est Martha Canary.
Elle est née à Princeton, dans l'Etat du Missouri, dans une famille de paysans très pauvres installés sur une parcelle de terre où pas grand-chose ne pousse. Déjà, son ascendance défraie la chronique : le père est un joueur invétéré, la mère est "de la pire espèce" disent les journaux. Elle boit, et on lui prête même quelques aventures extraconjugales.
La petite Martha ne fréquente pas l'école, ou pas assez longtemps pour apprendre à lire et à écrire convenablement. En 1864, pour échapper à des poursuites judiciaires, la famille cède son terrain et s'enfuit vers l'ouest. En grandes difficultés, les Canary sont aussi sensibles, sans doute, au frisson qui parcourt tout le wild west en ce milieu du 19e siècle : la promesse de l'or, dans l'ouest américain. Hélas, le voyage tourne rapidement court.
La mère de Martha meurt, bientôt suivie du père, et la jeune fille se retrouve orpheline, en charge de ses jeunes frères et sœurs, qu'elle fait sans doute adopter par d'autres familles. À 15 ans, Martha est livrée à elle-même. Et les options qui s'ouvrent à une femme seule sont maigres et se résument généralement à épouser un rustre fermier ou devenir entraîneuse dans un saloon. Mais Martha a soif d'autre chose.
Elle est amoureuse de ces plaines immenses où l'on cherche l'aventure, à cheval ou dans ces chariots de pionniers recouverts de toile, et où l'on campe le soir en écoutant les craquements du feu et le cri des coyotes. Alors, elle doit trouver sa propre voie. Martha Canary vagabonde entre les railway towns, ces petites villes qui ponctuent le chantier de construction du chemin de fer. Elle survit en exerçant tous types de petits boulots : cantinière, poseuse de rails, conductrice de diligence ou convoyeuse de bétail.
En 1875, celle qui deviendra Calamity Jane participe à une expédition géologique dans les Black Hills. Elle est la première femme blanche à pénétrer dans ces montagnes sacrées pour les Sioux Lakotas. Elle se dit éclaireur dans l’armée. Mais c’est un poste trop haut gradé pour que cela soit possible. Sans doute est-elle aide de camp, peut-être se prostitue-t-elle même parfois.
Affabuler pour gagner sa vie
Quelques photos la montrent habillée en homme, la tenue sous laquelle elle dissimule son identité pour se joindre aux expéditions. Mais contrairement aux idées reçues, Calamity n'est pas toujours en pantalon. Après ces premières expériences de jeunesse, elle assume le fait d'être une femme seule, qui boit, crache et jure. C'est son originalité. Elle porte de longs jupons, des foulards autour du cou et des chapeaux, sur sa chevelure rousse.
C'est à cette époque-là que Martha Canary devient Calamity Jane. Comment ? D'après elle, en hissant héroïquement sur son cheval un général gravement blessé par les Indiens Nez-Percés. Sauf que les dates et détails donnés par Calamity ne collent pas, et que le militaire en question, le général Egan, a démenti l'information.
En chemin vers Deadwood, Calamity rencontre une autre légende du Far West : Wild Bill Hickok. La légende leur prête une liaison. Ont-ils été amants ? Rien n'est moins sûr. Ils ne se sont d'ailleurs connus que quelques mois. Le 2 août 1876, Wild Bill est tué d'une balle dans le dos, alors qu'il joue au poker dans un saloon de la ville. Calamity raconte avoir poursuivi et retrouvé son assassin, pour le livrer à la police. Encore un mensonge.
Mais si Calamity Jane n'est pas l’héroïne qu’elle prétend, pourquoi est-elle si connue ? Lorsqu'elle arrive quelque part, déjà à cette époque, les journaux l'annoncent : "Calamity Jane est en ville !", preuve de sa notoriété dans tout l'Ouest américain. Calamity est en fait l'héroïne des deadwood dick stories, ce qu'on appelle des dime novel, ou roman de gare à deux sous, dont elle fait parfois même la couverture. C'est cette littérature qui fait d'elle une star, et la rend célèbre dans tout le pays !
À partir de là, Calamity, la vraie, peut puiser dans les aventures de son double de fiction l'inspiration nécessaire à étoffer ses propres mensonges. Car une chose est vraie, dans cette histoire : la vie de Martha Canary fait un peu moins rêver que celle de Calamity Jane. Et surtout, elle n'est pas très vendeuse. Car pour l'héroïne du grand ouest, mentir est devenu un véritable fonds de commerce.
Une femme libre au temps des cowboys
Dans son autobiographie, Calamity Jane ment aussi par omission. Comme lorsqu'elle raconte être restée inactive au printemps 1876 parce qu'elle était malade, alors que les archives de Laramie County nous apprennent qu'elle était en prison, accusée d’un vol de vêtements. Sa vie d'aventures lui donne une plus grande liberté, c'est vrai. Calamity refuse les normes sociales et le rôle attribué aux femmes. Mais cette liberté, celle de chevaucher seule et de boire tranquillement au saloon comme un homme, a un prix. La vie est dure, dans l'Ouest sauvage. Et Calamity doit chaque jour trouver sa pitance.
Alors elle fait le ménage, cuisine pour les ouvriers du chemin de fer, lave les draps du bordel de Dora DuFran, la proxénète la plus célèbre de l'ouest. Pour survivre, sa notoriété est un atout. D'ailleurs, si un journaliste local omet de divulguer l'information selon laquelle elle est en ville, Calamity va lui rendre une petite visite, pour se rappeler à son bon souvenir. Son nom lui permet souvent de trouver un emploi, car une serveuse de cette réputation fait une très bonne publicité, dans un restaurant.
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Calamity se marie plusieurs fois, avec des hommes pas toujours nets. Elle a deux enfants, dont un fils, qui meurt en bas âge. Elle boit comme un homme certes. Mais elle est surtout alcoolique depuis l'adolescence. Cela fait aussi partie de sa légende, celle qu'elle a réussi à construire. Calamity Jane est une trappeuse, une tueuse d'Indiens, elle qui n'a sans doute jamais tué personne. On fait d'elle un mythe, une légende de la conquête de l'ouest.
Elle participe à des tournées, pas le célèbre Wild West Show de Buffalo Bill, comme on l'a souvent rapporté, mais des shows concurrents où elle monte sur une estrade pour raconter ses exploits. Le mensonge, c'est son gagne-pain. Et au fond, qui préfère la vérité ?
Calamity Jane meurt, seule et pauvre, en 1903, à 51 ans seulement. Des films sur sa vie sont réalisés dès les années 1920. Mais c'est en 1941, lorsqu'une femme qui prétend être sa fille, lit à la radio les lettres que Calamity Jane lui aurait écrites avant de mourir, que son personnage revient sur le devant de la scène. Il est fort probable que ces textes n'aient pas été écrits par la main de Calamity Jane. Mais ils ont le mérite d'entretenir, un peu plus encore, la légende.