Ils sont en vacances mais malgré la fraîcheur hivernale, un petit groupe d’étudiants est venu se retrouver dans les jardins de l’université de Kaboul, en Afghanistan. Le 2 novembre, c'est ici que des hommes armés avaient fait irruption dans le département des affaires publiques, massacrant 22 de leurs camarades et en blessant 27 autres. "Elle est tombée juste derrière moi. Un pied de chaise en métal lui a traversé la mâchoire. Toutes ses dents étaient cassées", se souvient Elai à propos d'une de ses camarades au micro d'Europe 1. "Ça a déchiré sa bouche ?" lui demande un étudiant à ses côtés. "Oui."
"Certains avaient les mains, le cou, le dos disloqués"
Beaucoup d'étudiants sont ici des rescapés de l'attentat qui a été revendiqué par le groupe État islamique. Elham, 22 ans, dit avoir "vu l'une de [s]es camarades se faire tirer dessus". "Elle a été touchée à la jambe et aux deux mains. D’autres avaient les mains, le cou, le dos disloqués."
En Afghanistan, étudier est devenu une pratique très risquée. De plus en plus, les étudiants et écoliers afghans sont la cible des groupes extrémistes. Quand l'Etat islamique n'est pas impliqué, ce sont bien souvent les talibans qui s'en prennent aux étudiants.
"Un jour, des talibans m’ont interpellé dans la rue. Ils ont fouillé mon téléphone, ont demandé pourquoi je m’étais rasé la barbe, pourquoi mes cheveux étaient aussi courts. Je leur ai répondu que j’étais étudiant. Ils m’ont menacé. D’autres jeunes du quartier ont été harcelés ainsi pour une tenue trop occidentale. Et bien sûr, nous avons peur, s’ils reviennent au pouvoir, de ne plus pouvoir étudier comme avant", témoigne Bakhtiar, étudiant et habitant du quartier Arzan Qeimat de Kaboul.
Pour ces étudiants, l'avenir ne semble pas très encourageant, alors que les insurgés talibans négocient actuellement leur éventuel retour au pouvoir. Mais l’élection de Joe Biden aux Etats-Unis pourrait changer la donne dans le pays. Le nouveau secrétaire d’Etat américain, l'équivalent aux Etats-Unis du ministre des Affaires étrangères, Antony Blinken, a laissé entendre cette semaine que Washington adopterait une nouvelle stratégie face aux talibans. Celle-ci passerait par un réexamen complet de l’accord signé il y a presque un an avec cette mouvance.
"J’en fais encore des cauchemars"
En attendant, l'université de Kaboul fourmille d’ouvriers. Les autorités veulent gommer toutes les traces du massacre. Mais les rescapés, eux, n’oublient pas ce jour où ils ont vu leurs amis mourir devant eux. "J’ai sauté depuis cette fenêtre du deuxième étage. J’ai rebondi sur une barre de fer avant d’atterrir par terre. Deux élèves qui étaient avec moi dans cette salle de classe sont morts : Ahmad Ali car il essayait d’aider les autres, et Roquia qui a été abattue juste avant de sauter. J’en fais encore des cauchemars", poursuit Elham.
Pour certains, des blessures physiques s'ajoutent au traumatisme psychologique. Mahrumah est toujours alitée depuis l’attentat. Elham est allé lui rendre visite au domicile de sa famille. Sur son lit, la jeune femme se repose. De longs cheveux noirs encadrent son visage rond. Ses paupières ne cessent de tomber. Elle semble lutter pour rester éveillée et pourtant, lorsqu'on lui demande comment elle va, la réponse est encourageante. "Plutôt bien."
Mahrumah est alitée chez elle depuis l'attentat du 2 novembre dernier. Crédit photo : Margaux Benn/Correspondante d'Europe 1 en Afghanistan
"Le bruit des balles résonne encore dans mes oreilles", confie la jeune fille. "C’était terrifiant. Mais je me suis fait le serment de retourner à l’université et de mieux travailler en cours. Si Dieu le veut, je deviendrai ambassadrice. C’est mon rêve depuis toujours et quand j’irai mieux, j’atteindrai mon but. Même si j’ai peur, je continuerai." Sa mère se souvient d'"un jour terrible". "Bien sûr, nous avons peur mais nous devons laisser nos enfants étudier à tout prix, pour qu’ils aient un futur brillant. Leur père est ouvrier, moi je suis femme au foyer. Nous voulons une meilleure vie pour eux."
Des professeurs menacés
Ce massacre à l'université de Kaboul n’est pas un cas isolé. Quelques jours seulement avant ce terrible attentat, Daech en avait déjà revendiqué un autre, dans une école privée d’un quartier de l’Ouest de Kaboul. C’est souvent la communauté ethnique Hazara qui est ciblée par la faction afghane du groupe État islamique. De nombreux écoles, lycées et centres de cours du soir fréquentés par de jeunes Hazaras ont été attaqués ces trois dernières années dans ce même quartier. A tel point que la population du quartier s’est organisée : devant les écoles, des hommes montent la garde. Leurs armes et leur salaire sont payés grâce aux frais de scolarité des écoles privées et par les voisins.
Les négociations en cours entre le gouvernement afghan et les talibans, le "processus de réconciliation inter-afghane", ont plutôt un impact négatif sur ces violences, les talibans puisant justement leur force dans leur supériorité militaire face à une armée afghane exsangue et minée par la corruption et les désertions. Pour les talibans, renforcer leurs attaques sur le terrain est donc un moyen de montrer qu'ils ont la main. Il y a quelques jours, le chef des renseignements afghans a attribué aux talibans la responsabilité de 18.000 attaques pour l’année 2020.
De leur côté, les talibans ciblent également, parfois, des établissements scolaires. En 2015, la prestigieuse université américaine de Kaboul avaient ainsi été attaquée. Les talibans avaient alors tiré sur les élèves et le personnel. Et dans certaines provinces du pays, ses membres continuent de brûler des écoles, particulièrement des établissements pour filles. Des enseignants reçoivent aussi des menaces anonymes, qu’ils attribuent aux talibans. Une professeure raconte avoir trouvé un matin, devant la porte de son école, un drap blanc avec cette note : "Ce linceul est pour vos filles."