Le "grand débat national", mis en place pour trouver une issue à la crise des "gilets jaunes", fait émerger des sujets qui, il y quelques semaines encore, ne semblaient guère agiter les Français. Ainsi, la règle du non-cumul des mandats, votée sous François Hollande et appliquée au début du quinquennat d'Emmanuel Macron, se voit de plus en plus critiquée ces dernières semaines. Et pourtant, selon un sondage Elabe réalisé fin 2015 pour BFMTV, soit près de deux ans après l'entrée en application de la loi du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur, 91% des Français se disaient "tout à fait favorable" à cette mesure.
C'est le président de la République en personne qui s'est montré prêt à remettre en cause le non-cumul des mandats pour les petites communes, à l'occasion de son intervention le 15 janvier devant 600 maires normands. "Je suis assez partisan de redonner du temps au législateur pour aller sur le terrain", a déclaré Emmanuel Macron. "Faut-il en même temps lui permettre de ravoir des mandats locaux, en tout cas dans une certaine proportion, sans être dans des exécutifs de premier plan ? Peut-être", a-t-il ajouté. Une interrogation dans laquelle s'est aussitôt engouffré Gérard Larcher, le président LR du Sénat. "Il y a une question née d’une erreur majeure, qui était très à la mode il y a six ans. L’idée que quelqu’un qui détient un mandat exécutif territorial ne puisse pas être parlementaire", a-t-il estimé deux jours plus tard, à l'occasion d'une conférence de presse. "Cela est en train de construire une déconnexion. Et c’est un sujet qui mérite d’être interrogé à nouveau. Ça, c’est un sujet."
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Un levier du renouvellement de la classe politique
L'argument du président du Sénat s'appuie largement sur les critiques qui ont pu être formulées à l'égard de la nouvelle majorité depuis le début du quinquennat, une majorité issue de la vague de renouveau qui a balayé les dernières législatives, et ainsi porté sur les bancs de l'Assemblée nationale une génération de marcheurs peu coutumière du travail législatif et sans réelle implantation locale. Mais pour Patrick Kanner, ancien ministre de François Hollande, là est précisément l'intérêt du non-cumul : "Je considère que c'est une loi qui a permis de rénover la vie politique française, de permettre l'accès à des responsabilités à des personnes plus jeunes, et à plus de femmes", fait valoir ce socialiste au micro de Wendy Bouchard, dans Le Tour de la question sur Europe 1. "Il y a aujourd'hui 39% de femmes à l'Assemblée nationale et 32% au Sénat. C'est insuffisant, mais c'est tout de même plus depuis que cette loi est mise en œuvre car elle a permis de répartir les responsabilités", relève-t-il.
Un texte qui a également permis aux parlementaires d'accorder plus de temps à leurs missions, abonde Jean Garrigues, historien de la vie politique. "On constate depuis 2017 que la présence dans les commissions parlementaires à l'Assemblée nationale a augmenté de 30%. On travaille plus au Parlement parce que l'on travaille moins dans les exécutifs locaux", pointe-t-il. Favorable au cumul des mandats, Pierre-Henri Dumont, député LR du Pas-de-Calais, estime a à l'inverse que les deux charges ne sont pas incompatibles. "Est-ce que l'on peut faire les deux en même temps ? Ça dépend de la taille de l'exécutif local et des équipes qui sont autour de nous", répond-il, tout en rappelant que certains députés, en plus de leur mandat, continuent d'exercer des activités professionnelles rémunérées.
L'expérience apportée par un ancrage local
Pierre-Henri Dumont a lui-même dû renoncer, après son élection à la députation en juin 2017, à son mandat de maire de Marck-en-Calaisis, mais il assume de conserver un lien étroit avec sa ville. "J'ai été élu en 2014 à la tête de ma commune pour appliquer un programme, les électeurs m'ont choisi, c'est une commune qui n'avait jamais été à droite de son histoire, et donc nous continuons avec l'équipe municipale à travailler au service de la population", explique-t-il. "Madame la maire, qui a pris ma succession, remplit le travail, je suis à ses côtés parce que c'est sa demande de pouvoir continuer à l'épauler et de lui apporter l'expérience que j'ai pu acquérir en trois ans". Pour ce député, le démocratie offre un garde-fou suffisant au risque de dispersement induits par le cumul des mandats et la multiplication des charges : "Il n'y a qu'une seule personne qui est capable de dire si l'élu peut faire les deux, c'est le citoyen en renouvelant ou pas sa confiance".
Cumuler un mandat de député avec un mandat local, notamment de maire, s'est longtemps apparenté à une forme de coutume. En 2012, 476 députés sur 577 exerçaient au moins un autre mandat. Une véritable exception française, du moins par rapport à nos voisins européens ou le nombre de cumulards dans les assemblées ne dépasse que rarement la barre des 5%. "Il ne faut pas négliger les traditions, elles disent quelque chose de la demande sociale, de la demande des citoyens", relève Jean Garrigues. Et de souligner que sur les 577 députés qui siègent au Palais Bourbon, 400 conservent encore des mandats locaux qui ne sont pas des mandats exécutifs. "On a un pied dans le terroir, et un député ou sénateur qui se respecte est très souvent dans sa circonscription […] il a un rôle de connexion avec le terroir, c'est une tradition française très forte".
"On va approfondir la distance entre les parlementaires et les circonscriptions"
La déconnexion impliquée par le non-cumul pourrait encore se voir renforcer, selon lui, par la réduction annoncée de 30% du nombre de parlementaires, une mesure prévue dans la réforme constitutionnelle qui a été mise entre parenthèses par l'affaire Benalla. "De manière mécanique, on va approfondir la distance entre les parlementaires et les circonscriptions. On aura encore moins de connexion avec les territoires", alerte-t-il.
Le mandat local a également longtemps été une manière pour les parlementaires d'augmenter leur poids face au pouvoir, dans un système politique où le gouvernement, dès qu'il dispose de la majorité, contrôle à la fois le levier exécutif et législatif. "On pèse beaucoup plus ", assure Pierre-Henri Dumont. Pour Jean Garrigues, la mise en place du non-cumul aurait dû s'accompagner d'une réflexion sur la nécessaire revalorisation du rôle du parlementaire. "Est-ce que les députés ont suffisamment de pouvoir réel pour fabriquer la loi, l'amender et surtout en contrôler l'application ?" Autant de questions auxquelles l’exécutif, dans le cadre du "grand débat", devra également apporter des réponses.