"Nation, c’est la maison", entonne Alexandre (tous les prénoms ont été modifiés) en esquissant un sourire. Comme lui, une quarantaine de sans-abri ont passé la nuit allongés sur l’un des quais de l’arrêt de métro "Nation", dans l’Est de Paris. La station descend particulièrement en profondeur, et "il y fait un peu plus chaud qu’ailleurs", assure-t-il. "L’autre nuit, il a fait très froid et on était 57 sur le quai du RER A, j’ai compté !", se souvient-il encore.
Au total, selon la RATP, ils seraient environ 300 SDF à vivre en permanence dans les allées souterraines du métro et du RER, été comme hiver. Ils établissent leurs quartiers à Nation, mais aussi gare du Nord, Jaurès, Belleville ou Auber par exemple, pour ne citer que ces quelques stations particulièrement "prisées" en raison de la température ou de leurs proximités avec différents commerces. "Ils ont leurs petites habitudes, leurs rituels, comme nous. Souvent, ils choisissent la station près du bureau de Poste qui leur permet de retirer le RSA, ou près d’un supermarché pas trop cher. À certains endroits, on voit donc souvent les mêmes têtes", détaille David, un agent du recueil social, le service de maraude de la RATP.
" On en a vu se planter à coups de tire-bouchons "
Depuis le début de la vague de froid, les pouvoirs publics ont débloqué plus de 3.000 lits supplémentaires pour des hébergements d’urgence en Île-de-France. Pourtant, les "résidents" du métro sont nombreux à refuser de quitter les lieux, et de nouvelles têtes font même parfois leur apparition. "Je préfère crever de froid sur le quai du RER que d’aller dans un foyer d’hébergement !", martèle Khaled, à la rue depuis le mois de juillet. "Ici, le rythme des journées n’existe pas. Le ciel n’apparaît nulle part, le soleil non plus. C’est très difficile, mentalement surtout. Dès qu’il fait beau, on préfère dormir dans les parcs. Mais l’hiver, c’est ici. Dans un foyer, tu ne sais pas avec qui tu vas te retrouver dans la chambre. Tu t’endors avec tes pompes, et t’es sûr de ne plus les retrouver en te réveillant. Ici, c’est la jungle. Mais là-bas, c’est dix fois pire, plus que ça même !", insiste-t-il.
Dans la "jungle" souterraine parisienne, la vie est pourtant loin d’être reposante. Des "bagarres", il y en a tous les jours assure Yacine, lui aussi SDF. "Les policiers ou les agents nous demandent souvent d’arrêter de nous battre. Ils nous disent aaah, tu t’es encore battu. Mais souvent, on n’a pas le choix de se battre. Hier encore, il y en a un qui s’est fait prendre son manteau. C’était même pas par d’autres SDF, c’était par un gars du quartier, on a même vu où il habite", déplore-t-il.
Parfois, cela va toutefois un peu plus loin que la simple "bagarre". Michel, la soixantaine, raconte avoir récemment perdu sa compagne, poussée sur les rails alors qu’elle se défendait face à un voleur. "C’était ma femme, on était tout le temps ensemble", commente-t-il, souriant malgré sa larme à l’œil.
"Ça a tout de même un peu changé. Il y a quelques années, il y avait beaucoup de violence. On en a vu se planter à coups de tire-bouchons. J’ai l’impression que la nouvelle génération est un peu moins violente", assure pourtant David, l’agent du recueil social. Qui ajoute : "les problèmes, c’est beaucoup avec les chiens. On est parfois obligé d’appeler des maîtres-chiens car on ne sait pas gérer tout seul ça".
" Dans un foyer, je serais seul. Ici, je suis avec mes soldats ! "
Avec son chien, ou ses amis : pour survivre au sein de la "jungle", mieux vaut ne pas rester seul, assurent en tout cas les principaux concernés. Souvent, des clans se créent et les duvets se serrent les uns contre les autres au moment de dormir. "Dans un foyer, je serais seul. Ici, je suis avec mes soldats !", clame fièrement Khaled. "On se défend les uns les autres et on s’entraide. Ce matin, quand j’ai fait ma manche, j’ai récupéré 22 euros. Et j’ai fait les courses pour tout le monde. On se serre les coudes. Et puis on fait la fête aussi ! Le soir, quand il n’y a plus de passagers, on débouche quelques bouteilles, on joue à la belotte, on rigole" explique-t-il. Mais pour profiter des "joies du clan", il faut toutefois le mériter. Et tout le monde n’y parvient pas. "Il y en a certains, ils viennent avec nous à la fin du mois, ils mangent avec nous, fument avec nous. Et dès qu’il récupère leur RSA, on les voit plus ! Si les gars reviennent nous voir après, on est obligé de s’énerver !", poursuit Khaled.
Aucun SDF n’est toutefois jamais absolument seul. Entre la police, les agents Ratp et les membres du recueil social, il y a souvent quelqu’un qui garde un œil sur eux. Pour les réprimander ou les jeter dehors ? "Généralement, ils ne nous disent trop rien. Quand on dort, ils nous réveillent pour vérifier si l’on n’est pas mort. Mais ça arrive que le ton monte parfois, quand on est un peu trop saoul, quand on fume ou que quelqu’un dérange les voyageurs la journée", raconte Yacine.
" Charenton, c’est du haut niveau ! On peut se laver, garder un peu de dignité "
Les plus présents auprès d’eux, ce sont les agents du recueil social. Le service, créé et financé par la RATP depuis le début des années 90, comporte une soixantaine d’agents. 24 heures sur 24 et sept jour sur sept, ils arpentent les allées du métro pour proposer des solutions alternatives aux SDF. La nuit, ils les réveillent pour leur proposer une place dans un centre d’hébergement – lorsqu’il y en a – sans jamais les contraindre à sortir par la force. Le jour, ils les emmènent (à bord d’un bus et d’un minibus) dans un "Espace de solidarité et d’insertion", des structures conçues par la RATP et cofinancées par la Ville et la mairie, dans laquelle les SDF peuvent boire un café, bénéficier de soins, voire s’entretenir avec un travailleur social.
Grâce au recueil social, la RATP assure avoir divisé par cinq le nombre de SDF vivant dans le métro en permanence. "Lorsque vous êtes dans le métro, vous vous coupez du monde, vous ne voyez pas le soleil, vous ne savez même pas quelle heure il est. Cela peut avoir des conséquences catastrophiques pour votre santé mentale et physique. Et cela peut ruiner définitivement tout espoir de vous réinsérer", souligne le docteur Patrick Henry, en charge des questions sociales à la RATP, qui reconnaît également : "cela fait partie des préoccupations des usagers".
La RATP a également financé intégralement une structure d’accueil à Charenton, au sud-est de Paris, dans laquelle les sans-abri amenés par le recueil social peuvent prendre une douche, un repas, mais aussi regarder la télé, jouer au flipper, au baby-foot et consulter l’un des éducateurs ou la psychologue présents sur place. Réservée exclusivement aux "résidents du métro", cette structure gérée en partenariat avec Emmaüs peut accueillir une quarantaine de personnes chaque jour. "Nous faisons venir en priorité les plus désocialisées, mais qui ont un potentiel de réinsertion", détaille le docteur Patrick Henry.
Dans les bas-fonds du métro de Nation, l’évocation de Charenton donne en tout cas le sourire. "Dans les autres structures, je n’aime pas trop y aller. Mais Charenton, quand il y a des places, c’est du haut niveau ! On peut se laver, laver ses vêtements, faire nos papiers. Ça nous permet de garder un peu de dignité", témoigne Khaled. Ce soir, il partira un peu avant la fermeture, à 23h, puis il retournera "à Nation, à la maison".