Il y a dix ans, la mère de Cécile a été diagnostiquée atteinte d'un Alzheimer précoce. Pour elle comme pour son père, la maladie de sa maman a été une épreuve incommensurable, usante aussi bien physiquement que psychologiquement. Aujourd'hui, alors que ses deux parents sont partis, Cécile, âgée de 39 ans, a créé un groupe de parole pour aider les familles de malades d'Alzheimer précoce. Elle en a parlé à Olivier Delacroix, jeudi sur Europe 1.
"Le jour de l'anniversaire de ses 60 ans, sa mère a été diagnostiquée malade d'Alzheimer. Il y avait des signes avant-coureurs. Elle a été opérée en 2015 pour un cancer. Dès son réveil à l'hôpital, on a senti que quelque chose s'était passé. Elle délirait complètement. Elle m'avait dit que des extraterrestres étaient venus, que des médecins voulaient lui voler ses organes. Je me suis dit : qu'est-ce qui s'est passé ?
Au début, on se disait que c'était seulement les effets de la grosse anesthésie. Mais au fil des années, on la trouvait métamorphosée. Parmi les premiers effets marquants de la maladie, je me souviens qu'elle avait oublié mon anniversaire. Je suis fille unique, et s'il y a bien une date qu'elle ne peut pas louper, c'était celle-ci. Je me souviens aussi que quand on était trois ou quatre à manger et qu'elle mettait la table, elle mettait parfois sept couverts, trois verres, deux fourchettes… Quand elle allait au distributeur, elle oubliait son argent. De leur côté, les médecins nous disaient que c'était très certainement une dépression post-opératoire.
Quand le diagnostic est tombé, j'étais anéantie et rassurée. Rassurée parce que jusqu'alors on allait de médecin en médecin, et là, on avait enfin un diagnostic. Mais anéantie, parce que ma mère avait 60 ans, que j'allais être maman, et que ce n'était pas du tout dans le bon timing. Je savais d'office qu'elle allait passer à côté de très belles années de sa vie. Ma mère, elle, était soit dans le déni, soit la maladie était déjà trop installée pour qu'elle comprenne vraiment ce qui se passait. Je n'ai donc pas le souvenir qu'elle ait été anéantie. Je pense d'ailleurs que si elle avait été totalement consciente de ce qui lui arrivait, elle aurait fait le nécessaire pour que ça ne dure pas très longtemps, en mettant peut-être fin à ses jours. Ma mère n'aurait pas supporter ce diagnostic.
>> De 15h à 16h, partagez vos expériences de vie avec Olivier Delacroix sur Europe 1. Retrouvez le replay de l'émission ici
J'habite à Lyon et mes parents étaient à Paris, donc je faisais beaucoup d'aller-retour, la nuit, le jour. C'était une vie très compliquée. Surtout que j'avais aussi mon bébé dont il fallait que je m'occupe et qu'il fallait que je préserve. J'ai beaucoup joué au pompier pour venir en aide à mon père qui m'appelait dans la nuit en catastrophe en me disant que maman avait tout cassé dans la maison, qu'elle avait été violente… Ma mère avait dessiné sur les murs, et ça avait mis mon père dans une colère noire. Une fraction de seconde après, il me disait : 'Mais c'est horrible, je lui ai crié dessus, mais ce n'est pas sa faute. Je ne voulais pas le faire.' En dessinant sur les murs, elle se voyait sûrement petite fille. C'est une des vices de la maladie. On a un enfant à surveiller dans le corps d'un adulte, avec la mobilité d'un adulte. Je pense que personne n'est prêt à changer les couches de sa mère, de sa femme ou de son mari. Personne n'est prêt à se faire frapper par sa femme alors qu'elle est malade. C'est très compliqué à intégrer.
Par la suite, j'ai décidé de placer ma mère dans un Ehpad. J'ai senti que je sauvais ma peau, et celle de mon père. C'est horrible à dire, mais le destin de ma mère était déjà écrit. Clairement, mon père a perdu des points de vie en s'occupant de maman, car ça a été infernal. Il était vraiment épuisé, et moi aussi. Ce n'était pas une vie. On a donc pris cette décision pour elle et pour nous. C'est un cap important que les familles ont souvent du mal à passer.
Ce qui est difficile, c'est de faire le deuil de son parent alors qu'il est encore vivant. On appelle cela le deuil blanc. J'ai découvert cette expression sur un groupe que j'avais constitué sur Facebook. Aucun médecin ou psychologue ne m'en avait parlé. C'est très compliqué de se dire : 'ma mère n'est plus ma mère". Je n'avais plus que son enveloppe, son odeur, la douceur de sa peau. Mais ce n'était plus elle. En plus, en 2013, elle est entrée en aphasie totale, plus aucun mot ne sortait de sa bouche. C'était très dur de communiquer avec quelqu'un qui ne parle plus et qui n'est plus là. Je me raccrochais au fait que ma mère me parlait avec ses yeux. Est-ce que je comprenais vraiment ce qu'elle disait ? Je pense que oui.
>> LIRE AUSSI - Vera, 64 ans, mariée à un malade d'Alzheimer précoce : "Je voyais clairement sa fin de vie se dessiner"
En 2017, ma mère est décédée. Six mois après son départ, mon père est mort. Je pense qu'il s'est libéré physiquement et psychologiquement, alors il a autorisé son corps à la rejoindre. Il avait 76 ans. Je pense qu'il tenait pour continuer d'aller la voir, pour continuer de lui dire 'Ma petite femme chérie, je suis là, je suis avec toi'.
Depuis un an, j'accompagne les aidants de malades d'Alzheimer précoce. Moi, quand ça m'est tombé dessus, je n'ai trouvé aucune aide, aucun renseignement. À chaque fois que je téléphonais à différents organismes, on me répondait qu'il existait une prise en charge pour les personnes âgées, ou que les temps de parole étaient en pleine journée. Or, quand on est aidant, on est aussi actif, on travaille.
Je pars du principe qu'il faut toujours tirer du positif des situations compliquées. C'est pour cela que j'ai créé ce groupe de parole, pour tous les gens qui sont perdus, seuls, qui ont honte. Il y a dix ans, je me suis sentie incomprise et seule. Rien que de pouvoir échanger sur un réseau social et de pouvoir dire 'ce que vous ressentez est complètement légitime, même si aucun médecin ne vous le dira. Oui, c'est normal d'être triste.' Moi, je sais que j'ai beaucoup attendu la fin de vie de ma mère. C'est horrible à dire, mais c'était la plus belle chose que je pouvais lui souhaiter, c'était de se libérer de cette maladie. C'est très dur à exprimer. Alors quand il y a des gens sur le groupe qui viennent dire qu'ils n'en peuvent plus et qu'ils attendent la fin, on peut leur dire qu'ils n'ont pas à avoir honte. Quand on aime quelqu'un de sa famille, c'est normal.
Ma mère était éducatrice spécialisée, elle a toujours aidé les personnes en difficulté. Je trouve que c'est dans la lignée de son parcours. Elle aurait fait comme moi, je pense."