La justice va à tâtons à Aix-en-Provence, depuis lundi après-midi. Jusqu'au 2 mars, une bande de six malfrats corses, assassins présumés d'un ancien nationaliste, comparaît devant la cour d'assises. Avec cette particularité : l'un d'entre eux, Patrick Giovannoni, 48 ans, est arrivé sous bonne escorte, depuis un lieu secret et sous une identité d'emprunt : il est le premier à avoir bénéficié du statut de "repenti" à la française, inspiré de la lutte anti-mafia en Italie et aux Etats-Unis, et sans lequel l'instruction du dossier n'aurait peut-être pas abouti.
Briser la loi du silence. Un matin d'octobre 2010, Antoine Nivaggioni sort de son domicile d'Ajaccio, en Corse. L'ex-membre du Mouvement pour l'autodétermination (MPA) et proche d'Alain Orsoni, président du club de football de la ville, a déjà échappé à une tentative d'assassinat. Cette fois, les tireurs ne lui laissent aucune chance. Alors qu'il s'apprête à monter dans une voiture garée en double-file, l'homme est tué d'une rafale, en plein jour et en plein centre-ville. Le crime a été minutieusement préparé. Un appartement situé en face de chez Antoine Nivaggioni a même été loué pour guetter les allées et venues de la cible. Pour les enquêteurs, le crime s'inscrit vraisemblablement dans une guerre des gangs. Mais encore faut-il le prouver.
Dans cette quête, les autorités vont trouver un allié insoupçonné. Pour parler de la bande criminelle du "Petit Bar", rivale du clan Orsoni, qui de mieux placé qu'un de ses membres ? Depuis 2014 et la publication d'un décret "relatif à la protection des personnes", la loi française a créé son statut de "repenti". Une commission spéciale, composée de magistrats et de représentants des forces de l'ordre, est chargée de son attribution. Un an plus tard, le premier à en bénéficier est corse. Patrick Giovannoni accepte de briser la loi du silence et témoigne, contre protection, dans un autre dossier impliquant son groupe.
Pas d'immunité pénale. Deux ans après, le procès du gang fait figure de test grandeur nature pour ce statut embryonnaire. L'audience doit se concentrer sur les responsabilités au sein de la bande, constituée autour de Jacques Santoni, son "parrain" présumé. Tétraplégique depuis un accident de moto en 2002, il est soupçonné d'avoir commandité l'assassinat d'Antoine Nivaggioni. Le matin du crime, Patrick Giovannoni aurait, lui, déplacé une voiture "ventouse" garée devant le domicile de la victime, afin de libérer la place au véhicule des tireurs, selon Le Monde. Malgré sa collaboration avec les autorités, l'homme, décrit comme une "petite main", sera jugé au côté de ses anciens complices.
La loi est claire sur ce point : les aveux tardifs de l'ancien malfrat n'ayant pas permis d'empêcher le crime, la justice ne lui accorde pas d'immunité pénale - et ne s'engage donc pas à lui rendre "grâce" d'avoir parlé. Membre de la bande du "Petit Bar" au même titre que ses cinq co-accusés, Patrick Giovannoni, 48 ans, doit répondre de ses actes. Mais du côté de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, "on avance dans un no man's land", reconnaît une source interrogée par Le Monde. "La justice française n'a aucune culture de ce genre de chose, d'autant que les textes sont flous et replâtrés."
D'importants moyens au quotidien. Pendant deux ans, le quadragénaire a pu bénéficier des gros moyens prévus par la loi pour assurer sa sécurité : en échange d'une collaboration complète, l'État s'engage à aider les repentis à refaire leur vie à l'abri, éventuellement avec une identité d'emprunt, à la manière des services de renseignements. La divulgation de détails sur cette protection est punie par la loi. Le ministère refuse même de communiquer le nombre de statuts de repenti accordés, "compte tenu de la sensibilité de cette matière".
Depuis 2015, Patrick Giovannoni vit donc loin de la Corse. "Je ne dis pas que ça ne me fait pas de mal de ne pas voir ma mère, de ne pas pouvoir lui faire des courses, mais je dois assumer", déclarait-il lors de son expertise psychologique, effectuée avant le procès. "Le plus dur, c'est pour le petit", poursuivait-il à propos de son fils, qui ne peut pas voir ses grands-parents. "J'irai jusqu'au bout, mais la pression psychologique sera très dure."
Un procès à huis clos. Mais comment assurer ce même niveau de sécurité au moment du procès ? Face à un milieu criminel réputé pour ne pas pardonner la délation, ces efforts seraient réduits à néant par une comparution à visage découvert. Pour éviter le casse-tête juridique, une loi adoptée in extremis en octobre 2017 prévoit la possibilité d'un huis-clos. "Il pourrait être reconnu, dessiné, photographié. Il est essentiel qu'on ne puisse pas le reconnaître sur son nouveau lieu de résidence", a plaidé Me Laurent-Frank Liénard, l'avocat du "repenti", lundi à l'ouverture du procès. Huis-clos accordé.
Ce n'est pas le seul écueil. Qu'adviendrait-il de Patrick Giovanni en prison, s'il devait être condamné ? Me Liénard craint des représailles et souligne que l'"on casse le système des repentis s'ils savent que c'est comme ça qu'ils sont remerciés". Pour la justice, consciente de jouer la crédibilité d'un statut encore neuf, l'audience a donc des allures de coup de poker. Signe que l'audience sort de l'ordinaire, le tribunal a aménagé une place spéciale au "repenti" dans la salle des assises, lundi. Loin du box des accusés, et de ses anciens compères.