Longs cheveux noirs, voix posée et accent indéniablement américain : Kaiser Kuo pourrait aisément se fondre dans le décor de la Silicon Valley. Sauf que si ce Sino-Américain, également guitariste hard-rock, est porte-parole de l’un des géants du web, il s’agit d’une entreprise chinoise : Baidu, l’équivalent de Google en Chine, qui répond chaque jour aux requêtes de quelque 500 millions d’internautes chinois.
A la mi-juin, un juge de New York a fini par juger recevable une plainte contre Baidu émanant de huit auteurs, dans un premier temps rejetée en 2011. Les plaignants protestent contre la censure de leurs écrits politiques sur le moteur de recherche. Pas de commentaire du côté de Baidu, qui ne risque de toute façon pas grand chose. En revanche, lorsqu’il s’agit d’évoquer la question de la censure, Kaiser Kuo, rencontré à Paris en marge des conférences China Connect, assure être "parfaitement à l’aise". "Nous sommes une entreprise du secteur privé", explique-t-il à Europe1.fr, ajoutant : "nous travaillons en Chine, et bien sûr, il y a des règles".
La "Grande Muraille" du web. Cette censure, elle est omniprésente sur le web chinois, encerclé par une "Grande Muraille" virtuelle. "C’est un ensemble d’outils, de ressources techniques et de personnes pour filtrer le net et créer un Internet géolocalisé", spécifique à la Chine, décrypte Benjamin Ismaïl, responsable du bureau Asie-Pacifique chez Reporters sans Frontières.
En plus de la coopération des divers sites chinois et de sa police du web, le pouvoir chinois peut compter sur une véritable armée de commentateurs acquis à sa cause. Baptisés les "50 cents" (50 centimes chinois), en référence au montant qui leur serait versé pour chaque post, ils essaiment forums et réseaux sociaux pour diffuser des commentaires positifs sur l’action du régime. Ils seraient entre 250.000 et 300.000, selon une étude de l’Université de Harvard publiée en mai.
"Notre entreprise respecte la loi". Les autorités travaillent main dans la main avec les entreprises chinoises. Le pouvoir "peut quasiment effacer des sujets de la toile, un peu comme nous avec le contrôle parental, sauf que c’est à l’échelle nationale", décrit Benjamin Ismaïl. C’est d’ailleurs ce qui a fini par faire fuir Google : en 2010, fatigué de censurer son site chinois, le géant américain a annoncé la relocalisation de sa version chinoise à Hong Kong, où il n’y a pas de censure.
Sur Baidu, "si vous faites une recherche sur un sujet sensible, tout en haut de vos résultats, vous aurez ce message en gras : "en conformité avec les lois et les régulations locales, certains résultats n’ont pas pu être affichés", explique Kaiser Kuo. "Nous ne nous travaillons pas dans l’illusion que nos utilisateurs désirent des résultats de recherche censurés. Alors dès que nous le pouvons, nous le leur indiquons", insiste le porte-parole. Les autorités chinoises remettent à Baidu "des listes de termes que nous ne pouvons pas afficher", décrit-il, ajoutant : "notre entreprise respecte la loi, et nous devons simplement ne pas afficher ces résultats".
Les mots qui fâchent. Ce qui coince, c’est "tout ce qui pourrait, selon les autorités, mener à une agitation sociale" : "des informations sensibles sur des responsables tombés en disgrâce, sur les mouvements séparatistes au Tibet ou au Xinjiang, ou sur des mouvements anti-communistes en Chine", énumère le porte-parole. Benjamin Ismaïl, lui, ajoute que les questions environnementales, particulièrement sensibles, sont aussi dans le viseur des censeurs, tout comme les pétitionnaires venus de toute la Chine pour présenter leurs doléances à Pékin.
Plusieurs sites hors de Chine recensent régulièrement les termes bannis des moteurs de recherches et de Sina Weibo, l’équivalent chinois de Twitter. Début juin, au moment de l’anniversaire des événements de la place Tiananmen de 1989, hautement sensibles pour le pouvoir chinois, les mots suivants étaient ainsi bloqués sur le réseau social, selon le site China Digital Times :
• Tiananmen
• place
• commémoration
• Li Peng, ancien Premier ministre, responsable de la violente répression du soulèvement
• tank
• 4 juin, 89, 6.4, ou toute autre référence chiffrée à la date du 4 juin 1989
Un jeu du chat et de la souris. Pour contourner la censure, les internautes chinois avertis peuvent utiliser des réseaux privés virtuels, ou VPN, qui leur donnent accès aux sites étrangers. Mais depuis fin 2012, le pouvoir chinois ne ménage pas ses efforts pour "neutraliser l’efficacité de ces services", déplore Benjamin Ismaïl. Les autorités et les internautes se livrent donc en permanence à un "ping-pong technologique", un véritable jeu du chat et de la souris.
"Il est exact de dire que d’un côté, les gens sont plus libres de s’exprimer que jamais. Mais il est aussi exact de dire qu’Internet n’a jamais été autant régulé", note de son côté Kaiser Kuo. Un "paradoxe" que souligne aussi le responsable de RSF, pour qui si "on n’a jamais vu autant d’informations sur Internet", il n’y a jamais eu "autant de moyens pour la répression des internautes".
Dernier tour de vis en date : un vaste "nettoyage" mené début avril 2012 sur les sites de microblogging afin de les expurger de toutes "rumeurs" néfastes". Et fin décembre 2012, les autorités avaient déjà annoncé que les internautes allaient être obligés de fournir leur véritable identité pour pouvoir se connecter à Internet. Une mesure qui réduit de façon draconienne la possibilité de protester sous pseudonyme et de créer un nouveau compte en cas de suppression.