"L'opinion de ce soi-disant juge, qui en gros prive notre pays de sa police, est ridicule et sera cassée !" Dans l'une des salves de tweets dont il a le secret, Donald Trump s'en est pris à la justice américaine, samedi. "Quand un pays n'est plus en capacité de dire qui peut qui ne peut pas entrer et sortir, surtout pour des raisons de sûreté et de sécurité - gros problèmes !", a encore écrit le président américain, faisant référence au blocage par un juge fédéral de son décret anti-immigration. L'épisode, qui devrait connaître un nouveau rebondissement avec la décision de la cour d'appel de San Francisco, "probablement" dans la semaine, marque l'apogée d'un bras de fer engagé depuis une dizaine de jours entre le président et une partie des acteurs de la justice américaine.
Acte 1 : Les avocats investissent les aéroports
"C'est du lourd", assure Donald Trump le 27 janvier, en présentant ses mesures sur l'immigration. Parmi elles, un décret interdit l'entrée sur le territoire américain aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane, considérés comme des viviers de "terroristes islamistes radicaux". Les détenteurs de passeports irakiens, iraniens, somaliens, soudanais, yéménites, syriens et libyens, quand bien même ils seraient détenteurs d'un visa en bonne et due forme, sont immédiatement concernés par cette interdiction.
Pendant le week-end qui suit cette annonce fracassante, c'est le flou. Des centaines de passagers sont arrêtés à leur arrivée aux Etats-Unis, d'autres sont empêchés d'embarquer à destination du pays de l'oncle Sam. Un temps présentés comme concernés par le décret, les détenteurs de "Green cards" sont parfois bloqués à l'aéroport, puis libérés. Face à ces règles d'application flottantes, de jeunes avocats américains décident de se mobiliser aux quatre coins du pays, pour conseiller, de manière bénévole, les ressortissants en question.
C'est notamment le cas en Californie, dans l'État de Washington, dans l'Illinois et à New York. À l'aéroport JFK, des centaines de conseils rassemblés via les réseaux sociaux se relaient autour d'une vingtaine de tables pour aider les voyageurs interpellés. Des interprètes arabophones sont également mobilisés. Une ligne téléphonique spécialisée est mise en place, pour répondre aux inquiétudes des futurs voyageurs, toujours à l'étranger. "Ce week-end, en voyant ce qui se passait, je me sentais vraiment démunie. J'ai l'impression que le pays change à toute allure, qu'on ne reconnaît plus cet endroit qu'on aime", explique Sioban Atkins, une jeune avocate en droit pénal de Manhattan.
Acte 2 : Les juges entrent en résistance
Quelques jours après la signature du décret, la plupart des personnes arrêtées ayant été libérées ou renvoyées chez elles, les avocats n'assurent plus que des permanences d'information dans les aéroports. L'essentiel de leur travail se fait à distance. Mais les juges prennent le relais. Un magistrat fédéral californien, Andre Birotte, dicte par exemple une ordonnance permettant à une trentaine de Yéménites munis de visas valides d'entrer aux États-Unis. "Il s'agit de personnes qui fuient la guerre, j'ai des gens qui sont blessés, des gens qui ne reçoivent pas les soins médicaux dont ils ont besoin, des enfants qui sont morts", invoque leur avocate, Julie Goldberg.
Comme le juge Birotte, plusieurs magistrats tentent de contrecarrer le décret en censurant certaines de ses dispositions. Le 29 janvier, à New York, la juge Ann Donnelly parvient à faire suspendre l'expulsion des personnes interpellées à leur arrivée sur le sol américain, donnant raison à des ONG qui contestaient le texte. Trois autres juges fédéraux rendent des décisions similaires, rapporte Le Temps.
Acte 3 : Le décret bloqué sur tout le territoire
Mais le plus grand coup est frappé par le juge de Seattle James Robart, le 3 janvier. Le temps qu'une plainte déposée par le ministre de la justice de l'État de Washington soit examinée, le magistrat émet une injonction temporaire valable sur l'ensemble du territoire américain. En clair, l'application de toutes les dispositions du décret est temporairement bloqué : c'est la décision la plus vaste portée aux Etats-Unis depuis le début de la crise. Dès le lendemain matin, les compagnies aériennes prennent cette décision en considération, embarquant à nouveau les ressortissants des septs pays "bannis" dans des vols à destination des Etats-Unis.
Dans les jours suivant cette décision, les contrôles aux frontières reviennent "aux procédures habituelles". La diplomatie américaine annonce être revenue sur la révocation de quelque 60.000 visas. A Téhéran, une agence de voyage conseille "à tous ceux qui ont un visa" de prendre "un avion pour n'importe quelle ville (des Etats-Unis)".
Acte 4 : La Cour suprême en dernier recours ?
Et maintenant ? Dans la semaine, la cour d'appel de San Francisco doit examiner la décision de James Robart, confirmant ou non la suspension. Dans l'hypothèse où le décret serait remis en application, les autorités n'ont pas encore indiqué si elles avaient prévu des mesures de transition évitant les détentions dans les aéroports et les expulsions, qui avaient suscité un tollé fin janvier. Si, au contraire, la suspension était confirmée, la décision du juge de Seattle continuerait de s'appliquer pour tout le pays, maintenant l'accès aux Etats-Unis aux ressortissants des sept pays concernés.
À noter que la partie perdante mardi soir aura la possibilité de demander à la Cour suprême de trancher, prolongeant le combat judiciaire de quelques semaines. Si la haute cour acceptait d'examiner ce dossier brûlant, une majorité de cinq juges sur huit serait nécessaire pour renverser la décision de la cour d'appel. Ce qui est loin d'être acquis : en attendant la confirmation par le Sénat du juge Neil Gorsuch, choisi par Donald Trump, la juridiction est divisée entre quatre magistrats conservateurs, et quatre progressistes.