C'est un premier débouché concret de la gronde des "gilets jaunes" : depuis 10 jours, dans les mairies, les habitants sont invités à venir remplir des cahiers de doléances. Appelés à la rescousse, les édiles seront au cœur de l'organisation du grand débat national souhaité par le président de la République. Pour nourrir ce débat, l'association des maires ruraux a déjà recueilli des dizaines de milliers de témoignages, via l'opération "Mairies ouvertes".
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Quelques dizaines d'entre eux viennent de Méricourt, un village de 400 habitants dans les Yvelines. Ici, c'est le far west de l'Île-de-France. Même si on est à 70 km de Paris, il n'y a pas grand chose à vol d'oiseau, c'est impossible d'y vivre sans voiture, tandis que le téléphone et Internet passent de manière aléatoire. Dans ce village, les "gilets jaunes" n'ont pas tardé à fleurir sur les pare-chocs.
"De plus en plus dur de vivre dignement". Pour recueillir la colère des habitants, le maire Philippe Geslan, président de l'association des maires ruraux des Yvelines, a décidé naturellement d'installer un simple cahier à grand carreau sur le comptoir de sa mairie. Il a lu quelques témoignages au micro d'Europe 1 :
- "Isabelle, 45 ans, j'ai l'air d'une vieille car je n'ai pas le moyen de prendre soin de moi, je n'ai plus rien passé le 20 du mois et ma banque me colle des frais tous les mois"
- "J'ai 55 ans et tous les matins je me lève à 5h10, je touche 945 euros par mois. Eh oui, je travaille pour 945 euros par mois, c'est de plus en plus difficile de vivre dignement"
- "Il faut sauver les retraites et penser aux infirmières et aux instituteurs, merci Monsieur le maire, la retraite ce n'est pas au Smic"
- "Je me bats pour mes enfants, ma fille gagne 1.100 euros par mois avec cinq ans d'ancienneté chez Carrefour Flins et elle ne s'en sort pas. Quand tout est payé, il ne reste rien, comment voulez-vous qu'elle se loge ?"
Au total, une soixantaine de personnes sont venues, sur 400 habitants. "J'ai appris que la misère était encore plus ancrée que je ne l'imaginais. Et pourtant, je suis près de mes habitants", juge le maire de la petite commune. "La parole se libère rarement, je n'ai jamais d'habitants qui viennent pousser la porte de ma mairie pour me réclamer de l'argent, ça n'existe pas dans les communes rurales. La misère est silencieuse. On paye là 40 ans d'abandon."
Les bénévoles dépassés. Après l'initiative de Philippe Geslan, des milliers d'autres communes lui ont emboîté le pas en ouvrant leur propre cahier de doléances. Au siège de l'association des maires ruraux, à Lyon, les témoignages ont afflué : ce sont des milliers de feuilles remplies de doléances et de propositions qu'il faut traiter chaque jour. Pour l'instant, seulement 3.000 communes ont été "traitées" mais les bénévoles de l'association sont déjà dépassés par ce flux exceptionnel. Cela témoigne de quelque chose de très sensible : il y a la volonté d'exprimer un mal-être vécu au quotidien par les gens
Sur la méthode, ils épluchent chaque écrit et classent les doléances en douze thèmes : justice sociale ou fiscale, transport et mobilité, emploi, services de proximité… Les bénévoles notent aussi le ton employé, la façon de dire les choses. "On a eu des fiches d'imposition déposées dans les cahiers de doléances où les gens disent : 'Voilà ma réalité, voilà mes revenus, voilà ce que me coûtent mes déplacements au quotidien'", raconte Pierre-Marie Georges, de l'Association des maires ruraux. "Ça témoigne de quelque chose de très sensible : il y a la volonté d'exprimer un mal-être vécu au quotidien par les gens."
L'épineuse question de la mobilité. Dans ces milliers de feuillets, un thème revient avec insistance et cristallise les problèmes : les déplacements. "Certains disent : 'On se sent loin de tout. On nous dit d'aller travailler en transports en commun, mais il n'y en a pas. Les trains ne sont pas assez cadencés, il n'y a plus de car.' C'est une question qu'il faut que nous prenions vraiment à bras le corps." Un thème régulièrement remonté depuis des années par l'association, mais sans aucune écoute du côté des gouvernants. Aujourd'hui, l'oreille de Paris est beaucoup plus attentive.
Quid de la prise en compte des doléances ? Les doléances sont maintenant écoutées, mais seront-elles vraiment prises en compte ? Les maires doivent sans cesse répondre à cette question des habitants. Ce qu'on peut dire, déjà, c'est qu'il y a un calendrier établi avec un premier document de synthèse issus des cahiers remis au premier ministre Edouard Philippe vendredi matin, avant un autre plus fourni, début janvier.
À Matignon, on promet que le grand débat national, dont les contours sont pour le moment assez flous, s'appuiera sur ces premières remontées. Preuve affichée de cet intérêt, le premier ministre Edouard Philippe est vendredi dans le Limousin, auprès des maires ruraux, pour parler de ces cahiers de doléances.
Les universitaires intéressés. De son côté, l'association des maires ruraux ne veut pas s'arrêter là et est en contact avec plusieurs laboratoires universitaires, très intéressés par ces cahiers, qui représentent un matériau brut de recherches. Il servira d'ici l'été prochain à publier une étude beaucoup plus complète sur ce cri des territoires.