Le mouvement des "gilets jaunes" a entraîné en quelques jours l’île de la Réunion dans la pire crise qu’elle ait connue depuis les années 1990. Le mouvement de protestation né en métropole a fait office d'étincelle pour embraser un malaise social profond dans ce département d'outre-mer. Deux chiffres trahissent cette situation : 40 % des habitants de l'île vivent sous le seuil de pauvreté et plus de la moitié des moins de 25 ans sont au chômage. "C’est une poudrière", tout le monde s’accorde là-dessus.
Une jeunesse à la dérive. "On cherche du travail, peu importe le secteur", explique Kevin et Jo, deux habitants des quartiers durs dans l’ouest de l’île, croisés près du port industriel. L'un des deux avoue livrer des pizzas au noir "pour survivre", l'autre reconnaît de petits braquages. Il vend également un peu de "zamal", le cannabis local. Pour Jo, les pillages et les émeutes des premières nuits sont un moyen comme un autre pour se faire entendre. Clairement, c’est une jeunesse qui a le sentiment de se heurter à un mur.
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Un marché du travail gangrené par le favoritisme. Nicolas a 31 ans et beaucoup d’énergie. Il y a quelques années, il a ouvert des crèches sur l’île ainsi qu’un service de location de voitures. Il venait de terminer ses études dans l’Hexagone - une licence puis une école de commerce à Toulouse -, mais son retour à la Réunion reste un souvenir douloureux. "Mon premier boulot a été d'aller taffer au black. J'étais sur les chantiers avec un bac +5", rapporte-t-il. "Je ne vous parle pas de la boule au ventre que vous avez, en vous disant que vous avez fait des études pour avoir un travail, et quand vous arrivez ici… il n'y a rien si vous n'êtes pas le fils d'untel où si vous n'avez pas un piston bien doré", déplore-t-il. "C'est ce qui gangrène La Réunion et m'a amené à créer ma propre entreprise", explique encore ce jeune entrepreneur. "Le salaire que vous avez en métropole avec un BTS est identique à celui que vous avez ici avec un bac+5".
Aujourd'hui, Nicolas est fier d’employer treize salariés en CDI. Il s’est versé son premier salaire cette année : 1.700 euros. "Mais honnêtement, je vivais mieux étudiant à Toulouse qu’entrepreneur à la Réunion."
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Un coup de la vie qui s’envole. D'autant que la vie à La Réunion est nettement plus coûteuse que dans l’Hexagone. Selon une étude de l’Insee, les produits alimentaires sont 37% plus élevés qu’en métropole alors que les salaires sont moindres. "C’est la double peine", disent les Réunionnais, et l’Etat en a conscience. C’est un autre motif de frustration : tous les fonctionnaires bénéficient ici d’un bonus, un prime faite pour compenser cette vie chère. À La Réunion elle atteint 53% du salaire. Cette mesure, prise dans les années 1950 pour encourager les fonctionnaires de métropole à s’installer en outre-mer, est désormais vécue par les locaux comme une profonde injustice.
Le sentiment d'une injustice sociale. Le sujet est encore largement tabou, mais il y a bien une fracture grandissante entre les créoles et ceux que l'on appelle ici "les zoreilles", c’est-à-dire les blancs venus de métropole. "Laissez l'emploi aux Réunionnais !", peut-on entendre fréquemment sur les barrages des "gilets jaunes". "Toutes les voitures qui passent, ce sont des filles ou des garçons métropolitains. Nous, les Réunionnais, on n'a que les miettes !", s'indigne une manifestante auprès d'Europe 1.
Ce discours, François Caillé s’y oppose farouchement. Il est PDG du groupe Caillé, l'un des plus gros acteurs économiques de l’île. Sa famille, originaire de La Rochelle, est arrivée à la Réunion au 19ème siècle. Aujourd’hui, il emploie 1.400 personnes dans ses grandes surfaces et ses concessions automobiles. Mais lorsqu’il recrute, il dit être confronté à un problème de formations. "Ce sont des embauches locales à 90%, mais pour un certain nombre de postes de cadre intermédiaire, on n'arrive pas à trouver des gens formés localement. On est obligé d'aller les chercher en métropole : on veut faire appel aux Réunionnais mais ils ne veulent pas rentrer, alors on embauche les zoreilles", justifie-t-il. "Il ne faut pas dire que les métropolitains piquent le boulot des créoles, ce n'est pas vrai", martèle encore François Caillé.
Ce dirigeant regarde d'un très mauvais œil la gronde des "gilets jaunes", susceptible selon lui d'ouvrir des plaies nouvelles. "On vit ensemble depuis que l'on est petits. Il n'y a pas de tensions raciales et il faut préserver ça. Ce genre de mouvement peut créer des tensions entre les communautés".
Les slogans populistes qui fleurissent sur les barrages l’inquiètent, et comme beaucoup, il ne voit pas de solution évidente pour sortir de la crise. Il faudrait pourtant les trouver d’urgence, sous peine de voir La Réunion passer de l’éruption à l’implosion.