«Mon exploitation est sauvée» : au bord du gouffre, ces agriculteurs se sont tournés vers les cagnottes en ligne

Touchés par les aléas climatiques, contraints de respecter un certain nombre de règlementations et d'honorer leurs emprunts bancaires, certains agriculteurs n'ont d'autres choix que d'en appeler à la générosité populaire pour survivre. Trois d'entre eux témoignent pour Europe 1 à l'occasion de l'ouverture du 61e salon de l'agriculture.
Jean-Christophe Bertrand est passé tout près du précipice. Agriculteur dans l'Avesnois (Nord) depuis 20 ans, cet homme de 67 ans a bien failli tout perdre après un épisode de mortalité au sein de son élevage. En grande difficulté pour rembourser ses prêts et régler les charges inhérentes à son entreprise agricole, Jean-Christophe Bertrand subit de plein fouet la crise du Covid. Son exploitation est d'abord placée en redressement judiciaire avant d'être menacée de liquidation pure et simple. "Là, c'est la fin de l'exploitation, c'est la fin de tout. On vend tout aux enchères, les bâtiments, les bêtes et le peu de matériel que l'on a et moi, je me retrouve SDF", témoigne-t-il auprès d'Europe 1. Désespéré, Jean-Christophe Bertrand va pourtant trouver une bouée de sauvetage.
L'exploitant, avec l'aide de sa fille, décide d'ouvrir une cagnotte en ligne sur la plateforme Leetchi. De fil en aiguille, Jean-Christophe Bertrand amasse quelques milliers d'euros puis voit son destin basculer. "Tous les médias locaux - journaux, radios et télévisions - sont venus me voir et ont parlé de moi. Ce qui m'a permis de faire décoller ma cagnotte". Alors qu'il devait régler près de 90.000 euros d'intérêts hypothécaires, l'agriculteur a déjà récolté 80.000 euros. "Mon exploitation est sauvée, mes bêtes sont sauvées, et je suis sauvé aussi".
"C'était plus un cri de détresse qu'un appel à l'aide"
Comme Jean-Christophe Bertrand, de nombreux exploitants ont eu recours à la solidarité via des cagnottes en ligne. En 2024, année marquée par de fortes mobilisations agricoles contre l'excès de normes, la concurrence déloyale, la hausse des charges ou encore la baisse des revenus, la plateforme Leetchi a enregistré un total de 5.348 cagnottes créditées pour un montant global de près de 6 millions d'euros. De façon générale, les cagnottes solidaires représentent 20% des cagnottes créées via Leetchi et leur nombre est en hausse de 24% sur les cinq dernières années. "Le phénomène s'est vraiment amplifié depuis 2023 et a pris encore plus d'ampleur en 2024", confirme Amandine Plas, directrice marketing de Leetchi.
Antoine Foulu-Mion, agriculteur en Isère, en a, lui aussi, bénéficié. Tout semblait pourtant sourire à cet exploitant lorsqu'en 2020, en pleine crise du Covid, sa production bio de proximité connaît un franc succès. "Je me suis dit qu'il y avait une prise de conscience collective et ça y est, les gens vont se détourner des grandes surfaces pour faire travailler les petits agriculteurs qui gravitent autour de chez eux", nous confie-t-il. Hélas, l'engouement fut de courte durée. "Dès que l'économie a repris, les gens ont vite retrouvé leurs petites habitudes et je me suis retrouvé, pour la première fois, avec des produits sur les bras. J'étais dans une situation désespérée". Une situation inédite qu'Antoine Foulu-Mion impute également à l'inflation post invasion russe en Ukraine qui a considérablement grévé le pouvoir d'achat des Français.
L'exploitant décide, à son tour, d'ouvrir une cagnotte et récolte, lui aussi, un peu plus de 80.000 euros. Et ce en dépit d'une certaine réticence au sein du milieu. "Je connais beaucoup de confrères qui galèrent, mais qui n'ont pas forcément la verve pour en parler. Je ne sais pas si c'est une question de pudeur, de honte ou d'omerta car dans le monde agricole, si on ne s'en sort pas, quelque part, c'est qu'on est un peu feignant. Il y a un peu cette musique de fond". Antoine Foulu-Mion saute malgré tout le pas. "C'était plus un cri de détresse qu'un appel à l'aide, je ne cherchais pas à être médiatisé. C'était plus pour faire prendre conscience aux gens que lorsqu'on achète un produit, on détermine qui on veut faire vivre. S'il y a ne serait-ce que 10 personnes qui m'achètent chaque semaine pour 10 euros de produit, ça fait plus de 400 euros par mois. Ça me permet d'inscrire ma fille au théâtre, d'aller voir un spectacle ou simplement payer les factures".
Ces cagnottes "traduisent un certain nombre de défaillances"
Pour Benoît Merlo, agriculteur dans l'Ain, la cagnotte est également tombée à point nommé. Victime, entre autres, d'une pluviométrie trop importante et d'un déficit d'ensoleillement conséquent, la rentabilité de son activité céréalière s'effondre. "Avec mon épouse, on a demandé, en mai [2024] à deux organismes financiers, de décaler nos annuités. Une banque nous a donné son feu vert à condition que l'autre en fasse de même. Sauf que nous n'avons obtenu une réponse favorable qu'en décembre. Donc, entre mai et décembre, le peu de trésorerie qu'on a rentré a été aspiré par les banques pour rembourser les emprunts, ce qui est normal, mais cela nous a énormément pénalisé, car nous n'avions plus d'argent pour payer les factures".
Touché par la générosité populaire - le montant de la cagnotte s'élève à un peu plus de 53.000 euros - Benoît Merlo estime néanmoins que ces cagnottes solidaires "viennent masquer l'incompétence et le mauvais accompagnement des banques". Cette nécessité d'appeler à l'aide "traduit un certain nombre de défaillances et démontre que les agriculteurs sont laissés seuls face au dérèglement climatique et sans moyens, notamment financiers, pour y faire face que ce soit en marge de sécurité ou en capacités d'investissements".
Moins amer que son confrère, Jean-Christophe Bertrand refuse, lui, de blâmer les pouvoirs publics et évoque plutôt, dans son cas de figure, "un concours de circonstances". Antoine Foulu-Mion reconnaît, lui, que "des aides de l'État et de l'Europe pour soutenir les cultures existent" mais regrette une atmosphère politique "moins tournée vers la préservation de la nature et de la biodiversité". En ce jour d'ouverture du 61e salon de l'agriculture, tous se disent solidaires de leurs confrères au bord du gouffre que les cagnottes leur ont permis d'éviter.