En venant de Marseille, impossible de les rater en arrivant à Brignoles. Sur les bornes du péage de l'A8, qui marque l'entrée de la vile, les barrières ont été démontées et les terminaux de paiement sont recouverts de scotch. L'autoroute est gratuite et le trajet bruyant : en passant devant les "gilets jaunes", beaucoup d'automobilistes et de camions klaxonnent, illustration du soutien dont bénéficie le mouvement dans la région. Près de trois semaines après le début de la mobilisation, Europe 1 est allé à la rencontre des "gilets jaunes" de Brignoles, mais aussi des habitants de la ville.
Céline, une vie de famille en "gilet jaune"
Quelques centaines de mètres après le péage, où l'opération "gratuité" occasionne quelques ralentissements, le noyau dur des "gilets jaunes" occupe le même rond-point depuis... le 17 novembre, premier jour du mouvement. On y rencontre plusieurs habitants. Céline, elle, reste un temps en retrait puis s'avance, curieuse. Survêtement violet, gilet jaune et bandeau dans les cheveux, cette Brignolaise en recherche d'emploi parle sans filtre. Depuis près de trois semaines, elle vient tous les jours.
"On n'a pas dîné en famille depuis le 17 novembre", explique cette mère de famille, qui ne voit son époux qu'autour du rond-point. "Il vient après le travail, on se croise quelques heures. Certains soirs, je reste jusqu'à 23 heures. On emmène ma fille de 15 ans de temps en temps, aussi." Lorsqu'un camion passe en klaxonnant, Céline et d'autres agitent la main. "On n'empêche pas les gens de passer, on est là pour montrer ce que le gouvernement ne veut pas voir", témoigne-t-elle. Depuis le camp de fortune érigé au milieu du rond-point, avec cuisine et feu de palettes, l'habitante de Brignoles suit les annonces du gouvernement "de loin" : "de toute façon, cette histoire de moratoire, c'est reculer pour mieux sauter."
Sébastien, un combat de "citoyen"
Autour du même rond-point, Sébastien, 29 ans, n'a pas de gilet jaune mais une veste de survêtement de la même couleur. "C'est pratique", sourit le jeune homme, arrivé un peu après le passage de relais entre les occupants de la nuit et ceux de la journée. Alors qu'on lui pose de premières questions sur le mouvement, le Brignolais explique posément : "dire 'les gilets jaunes', je trouve ça réducteur. On met des gilets parce qu'on est la nuit au bord d'un rond-point, et que c'est dangereux. Mais avant tout, on est des citoyens français qui en ont ras-le-bol."
Alors comme d'autres, le jeune homme a mis "une partie de (sa) vie entre parenthèses" pour venir, presque tous les jours. "J'étais surtout là au début, peut-être un peu moins maintenant, et toujours avec le souci de ne pas être associé à des violences ou des débordements". Sur le rond-point, la vidéo de l'interpellation d'un homme par les gendarmes au péage de Brignoles circule sur tous les téléphones. "C'est secondaire", souffle-t-il. "Moi, je suis là pour mes grands-parents, qui se sont battus en mai 68 pour des acquis qu'on essaie de nous enlever aujourd'hui. C'est à notre tour de nous battre pour eux. "
Aurore, le soutien au prix du chiffre d'affaires
À cinq minutes de voitures, on pénètre dans les petites rues ensoleillées du centre-ville de Brignoles, 17.000 habitants. Dans sa bijouterie décorée pour les fêtes, Aurore ouvre la porte avec le sourire. Les "gilets jaunes" ? "C'est bien mais ça nous… embête, pour être polie", résume la commerçante, qui raconte les samedis déserts depuis le début de la mobilisation. "C'est jour de marché, normalement il y a du monde. Et là, à l'approche des fêtes, les gens craignent les blocages et ne viennent pas jusqu'à nous. Alors oui, ça se ressent sur le chiffre d'affaires. Or nous, qu'il y ait des clients ou pas, on paye notre loyer et nos taxes."
Pourtant, Aurore se dit "solidaire" et énumère les charges qui pèsent sur son quotidien. Dans quelques années, elle tiendra seule le magasin aujourd'hui co-géré avec Henri, un bijoutier sexagénaire qui termine de lui apprendre le métier. Penché sur son atelier, il lève la tête pour abonder : "Mai 68, ça a commencé comme ça. Et ça a été bien plus loin, on n'avait plus de banques, plus rien. Si on ne se paie pas, tant pis. Pourvu que ça dure."
Marie, la crainte d'un espoir envolé
"Je suis issue de la classe populaire, mes parents étaient ouvriers, je n'ai pas l'impression d'être une nantie." D'emblée, Marie, 53 ans, précise d'où elle parle. Car sur le parking d'un hypermarché de Brignoles, cette professeure des écoles sait que son avis n'est pas majoritaire. Sous les pare-brises de la grande majorité des voitures, les gilets jaunes sont déposés en guise de soutien au mouvement. Marie a d'abord affiché le sien, il y a deux semaines. Puis elle l'a retiré.
"Je pense que les 'gilets jaunes' se tirent une balle dans le pied : ce sont des petites gens, comme nous, qu'ils privent de leur liberté avec ces blocages", justifie l'enseignante, qui préfère ne pas être photographiée. "Il faut aussi faire attention au repli sur soi : aujourd'hui, on a l'impression que si une ampoule claque, c'est de la faute de Macron…" Son sac à main cramponné à l'épaule, l'habitante de Brignoles confie que formuler ces phrases lui fait "du bien". "Il faut en parler, même si tout le monde ne peut pas l'entendre. Avant le mouvement, on voyait les premiers signes d'une reprise économique. Il y avait un espoir qu'on puisse redistribuer un peu les richesses. Là, je pense que c'est foutu."